Dans le cadre de cette émission spéciale Festival de Cannes, Augustin Trapenard reçoit Daniel Auteuil pour son film "Le Fil", adapté de "Au guet-apens : chroniques de la justice pénale ordinaire", de Maître Mô ; Philippe Claudel, écrivain et réalisateur, au sujet de l'art de l'adaptation ; Zabou Breitman, pour évoquer son travail de réalisatrice et pour la lecture d'un texte de Marcel Pagnol ; Nicolas Pagnol, petit-fils de Marcel Pagnol, pour rendre hommage à l'écrivain disparu il y a cinquante ans ; Irène Frain, pour parler également de Marcel Pagnol.
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Nous sourions parfois à l'évocation de telle ou telle scène, et nous parlons de nos expériences de ces moments affreux où plus rien ne vous appartient et où, sous peine de blessure profonde, il faut absolument parvenir à penser qu'on a à peu près tout dit.
Odile, comparaissant en état de récidive légale pour la tentative d'un vol de chaussettes valant neuf euros cinquante, restituées lors de son interpellation, a été condamnée à la peine (plancher) de deux années d'emprisonnement dont une assortie d'un sursis avec mise à l'épreuve comportant obligation de soins, notamment, le tout avec mandat de dépôt. Ce qui veut aussi, et d'abord, dire un an ferme, peine immédiatement exécutée – deux semaines se sont écoulées depuis la commission de ce délit inadmissible. La dernière fois qu'Odile a été libre, elle franchissait la sortie sans achats d'un supermarché avec une paire de chaussettes cachée dans son ciré trop grand.
Oui, la ministre aurait dû être là et assister à cette audience, farcie de peines planchers dont celle-ci était l'apothéose. Nos brillants députés aussi, qui votent ce genre de choses ; ceux des magistrats que je connais qui pensent qu'être gardien de l'application de la loi, c'est se contenter de l'appliquer sans nuances ; ceux de mes confrères qui, dès qu'elle est juridiquement applicable, baissent les bras ; et tous ceux, dans l'opinion publique, cette espèce de grande putain, qui osent soutenir ce type de décision uniquement sécuritaire ou censée l'être, sans réfléchir un instant à qui on va l'appliquer, et qui changeraient immédiatement d'avis si cette petite fille en ciré jaune trop grand était leur enfant ou leur sœur...
... ne jamais rien croire d'emblée, ne jamais rien tenir pour absolument vrai qui ne soit pas absolument démontré.
Je pense à tous ces êtres humains, à cet homme, en demeurant certain, profondément, douloureusement, que oui, monsieur Bertrand, il existait un avenir, oui. Pour avoir vécu votre repentir et vos douleurs avec, vous vis-à-vis de ces gosses, je sais que vous étiez tout sauf irrécupérable, tout sauf foutu, y compris pour le bien que vous pouviez apporter de mille façons, ailleurs, je crois que vous n’aviez pas perdu la qualité d’homme, et que vous deviez, que de vous devez vivre !
J’espère que vous êtes vivant.
Avez-vous déjà contemplé une plage après tempête, quand le soleil glisse à nouveau sur le sable mouillé et lisse, les couleurs, les nuages dans le ciel redevenu bleu et le reflet de ce bleu dans les flaques et la mer, et cette impression que la mer est lavée, que les vagues refluent, désormais ?
Nous reprenons notre place, je lui murmure « bravo », Jade me regarde, épuisée, avec un sourire timide, et son visage est cette plage.
La petite a l’air meurtrie, sa sœur aussi, il se reproche aussitôt la brutalité de sa réponse, quel con, ce sont des gamines, leur vie éclate, et c’est quand même leur père, lui, Michel, n’a jamais eu à connaître personnellement l’inceste, qu’est-ce qu’il sait des tempêtes qui hurlent sous le crâne de ces enfants ?
Je me dis que l’avocat général avait écarté cette possibilité d’un revers de manche au nom d’un seul facteur : la logique apparente et raisonnable - le pire ennemi de l’historien, et être juge au pénal, avocat aussi d’ailleurs, c’est prétendre être l’historien d’un moment de vie précis. Cette logique-là, c’était en fait une simple probabilité.
Je baisse le micro à sa taille. Elle se tient à cette barre qu’elle a tant attendue et elle parle, non pas des faits en eux-mêmes, déjà tellement acquis que ce n’est plus nécessaire, mais d’elle, de ses peurs, de son ressentiment. Elle exprime, je crois, ce qu’elle voulait absolument qu’il entende, haute comme trois pommes, sa petite voix entrecoupée de larmes. Elle lui décrit ses cauchemars en s’accrochant au béton de la barre comme une noyée à son radeau, elle lui dit qu’elle pourra peut-être un jour avoir un ami, accepter une relation, mais pas encore, pas maintenant… Elle lui met sous les yeux et dans les oreilles, une bonne fois pour toutes, le mal qu’il lui a fait.
Moi qui suis son avocat, j’ai dit à Jade ce que je dis toujours : ce qui est important pour elle, et même vital, ce n’est ni la peine, ni les dénégations de Paul, ni même son éventuelle relaxe : tout cela ne lui appartient pas. En revanche, elle doit absolument vider son sac, dire ce qu’elle veut exprimer sans retenue ni pudeur, ni rien d’autre que sa sincérité, réfléchir à ce qu’elle veut que lui entende, et c’est tout. Il faut qu’elle laisse ce tas de merde dans la salle, autant que faire se peur, qu’elle en sorte lavée, en tout cas dans sa tête. Voilà ce qui m’importe et ce qui doit lui importer.
Le président est un homme profondément humain, dont je sais qu’il va, avec douceur, réellement chercher à comprendre. C’est tout ce qu’on demande, mais c’est beaucoup, Noël a de la chance, ce n’est pas toujours le cas.