La mort se retira. La pluie et le tonnerre cessèrent, le jour se leva, et le paysage se réveilla comme après un long cauchemar. Sarah se contorsionnait toujours de douleur. Elle n'osait pas regarder son ventre, mais elle sentait le sang qui s'écoulait entre ses doigts. Elle avait l'impression d'être avalée, engloutie par une souffrance terrible. Alors qu'elle luttait pour ne pas s'évanouir, elle se rendit compte que ses compagnons l'encerclaient en la regardant d'un air las. Elle ne s'expliqua pas leur réaction, ce qui sembla les irriter davantage. Énervé, le Fou lui tourna le dos. À ses côtés, l'Ange et Joan s'adressaient des regards furtifs, signe de leur gêne.
- Tu ne comprendras donc jamais ? pesta enfin Joan avec dédain.
Au fondement de chaque niveau d'existence présent partout, décelable nulle part, s'étend un royaume unique, irréel par bien des aspects, où règne le Roi des rois, la créature la plus néfaste, la plus vile, la plus impitoyable que l'on puisse imaginer. Cet être essentiel par principe, s'incarne indépendamment de toute influence, il ne change jamais d'aspect, il ne grandit pas, il n'évolue pas. Il demeure fidèle à sa raison d'être, l’Équilibre, et n'oeuvre que dans le but de contredire, d'opposer une résistance infaillible, de critiquer, de détruire. Ce Roi légendaire se nomme l'Ennemi. Personne ne peut ni le trouver ni même soupçonner sa présence, mais il est bien là. Il guette. Il attend. Et quand le moment semble le plus inopportun, le plus inadéquat, il apparaît. L'Ennemi est sans conteste le Gardien le plus redoutable; car il ne désire rien.
Sa souffrance touchait Sarah comme il s'agissait de la sienne, et cela devint rapidement insupportable. L'adolescent se mit à rire, et les parois de la grotte vibrèrent dans un ignoble gargouillis. Chaque craquement, chaque émanation de sons rappelaient à Sarah l'importance de ce qui se jouait ici. Mais cela ne la perturbait pas. Car elle savait que cet instant si dérangeant, au bord du déséquilibre, devait lui permettre de regagner le monde des humains. Il fallait en passer par là pour obtenir le privilège de naître. Il fallait montrer qu'on en était digne, qu'on la méritait, cette vie, malgré le lot inépuisable de souffrances, de douleurs, de déceptions, malgré les atrocités, les vilenies, les guerres, les mensonges; il fallait l'aimer, la convoiter, la vouloir, et pire que tout, outrage incroyable, il fallait la désirer.
Le paysage n'avait absolument rien en commun avec la grotte dantesque où Sarah perdit conscience du temps. Malgré la puissance invraisemblable qui se dégageait de la forêt, malgré le sentiment de petitesse qui enveloppait son être, la jeune fille se sentait en paix, et quelque part, libérée. Ce royaume la plaçait instinctivement dans un climat de confiance, et tandis qu'elle marchait, apercevant furtivement des personnages indescriptibles qui sautaient, rebondissaient et titillaient les lois de la pesanteur sans hostilité, sans s'intéresser à elle, d'ailleurs, elle put s'attarder sur sa situation actuelle. Elle ne savait rien d'elle-même, aucune image, aucun souvenir ne filtrait dans son esprit. C'était comme si elle se découvrait.
Au-dessus des nuages à la texture de chantilly, une créature ailée, à demi humaine, autrefois splendide, constellée de sérénité, puissante, indescriptible, magique, abandonnait sa majesté sous l'impulsion d'une colère atroce, incontrôlable, une colère qui ronge de l'intérieur, qui prend le dessus, qui dirige, qui commande, qui obsède avec une violence contre laquelle il s'avère impossible de lutter. Il fallait permettre aux sentiments négatifs de s'exprimer, afin qu'ils suivent leur chemin et cessent de brouiller la vue.
Pour équilibrer la donne, en face des cyniques, des immatures, des irresponsables, des éternels enfants, il existe des adultes, des gens qui pensent, des êtres qui se soucient des conséquences, qui réfléchissent avant d'agir, qui considèrent que demain possède de la valeur, parce que demain viendra toujours pour quelqu'un, et ce quelqu'un ne devrait pas subir l'ineptie des autres.
Il fallait en passer par là pour obtenir le privilège de naître. Il fallait montrer qu'on en était digne, qu'on la méritait, cette vie, malgré le lot inépuisable de souffrances, de douleurs, de déceptions, malgré les atrocités, les vilenies, les guerres, les mensonges; il fallait l'aimer, la convoiter, la vouloir, et pire que tout, outrage incroyable, il fallait la désirer.
Une nuit sans étoiles colora le ciel et une pluie torrentielle s'abattit, ponctuée par de bruyant coups de tonnerre. La Mort se rapprochait dangereusement de ses proies. Quand elle les repéra, le Lamia poussa un cri terrifiant, et le frottement erratique de ses cordes vocales perturba la concentration de la jeune fille située à quelques mètres de là.
Elle se sentait pure abstraction, presque une chimère. Sarah la chimère prise au piège dans un corps d'humain.
Malgré tous ces progrès d'ordre technologique, l'humanité n'en demeure pas moins infantile. Cette planète ne représente même pas l'équivalent d'un grain de sable à l'échelle de l'univers ; qui pourrait se soucier du comportement de poussières ?