Dans Que notre joie demeure, Kevin Lambert explore la psyché de la classe dirigeante confrontée à la possibilité de perdre pied. Au sommet de leur discipline, ces individus se questionnent sur leurs privilèges et sur la légitimité de leur place dans un monde qu'ils ont contribué à façonner. Avec une prose vive et immersive, l'auteur dévoile les pensées secrètes de ses personnages tout en offrant un portrait clairvoyant de Montréal contemporain.
De nos jours, la corruption et la paresse sont les deux seules affaires que le monde ont en tête quand on prononce le mot «syndicat» [...].
Si Proust s’est trompé quelque part, croit-elle, c’est précisément à ce sujet. Il a vu juste sur le passé mais s’est fourvoyé sur l’avenir. Toute la fin de la Recherche laisse planer l’idée d’une décrépitude, d’une déréliction des puissants, la Première Guerre mondiale aurait amorcé la lente agonie des aristocrates et des bourgeois qui se prennent pour des aristocrates, Marcel retrouve ses anciennes connaissances vieillies, maganées par la vie, ils ont perdu leur éclat d’antan, la mort se donne à lire sur les visages, on n’avait pas encore inventé les chirurgies esthétiques à l’époque, aujourd’hui le narrateur aurait retrouvé la Guermantes liftée, la peau lisse comme une vingtenaire, la Verdurin aurait des fesses brésiliennes, Charlus serait accro aux liposuccions, il arborerait fièrement des abdominaux de silicone et des implants pectoraux, le narrateur aurait probablement essayé tous les traitements d’extension du pénis sur le marché, Céline rigole, mais pense sérieusement que Proust s’est fourvoyé en imaginant le déclin d’une classe sociale plus pimpante que jamais. Les millionnaires sont plus nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais été, Céline a vu leur nombre augmenter de manière impressionnante, surtout à Montréal, la ville n’a pas cessé de générer des fortunes, il y avait pas mal moins de riches à ses débuts, que des Anglais au centre-ville ou sur la montagne, Céline a été aux premières loges de l’apparition de richesses neuves, surtout à partir des années 1980, des populations ont commencé à se lancer sans gêne dans l’entrepreneuriat, de nouveaux visages sont apparus, leur argent n’a pas fini de mener le monde. Céline fait partie de la population qui s’est enrichie dans ce contexte favorable. Elle accepte de faire partie du groupe à condition de lui cracher dessus, elle n’adhère à aucune idéologie, à aucune communauté. Son plaisir est de faire rager les autres. Devant Nathan et Pierre-Moïse, Céline prétend mentir pour se divertir, pour se venger de ses ennemis, elle mène une entreprise strictement personnelle, faire chier celles et ceux qui la détestent l’enchante, son vice, ce qu’elle appelle son vice, est tout ce qui lui reste, elle en profite, l’exprime, le raffine. Elle se repaît dans la haine. Des connaissances lui envoient des messages de bêtises, l’accusent de traîtrise, les puissants sont fragiles, ils se sentent persécutés dès qu’on parle d’eux. Elle leur répond par des courriels effrontés, en citant une phrase de Shakespeare: «Hell is empty and all the devils are here. »
Protégez-les, protégez-les des assauts qui leur sont portés, faites que nos bastions tiennent, que notre tendresse l'emporte sur les vilenies, faites que la beauté règne, protégez-nous, ô que notre joie demeure !
Pierre-Moïse connait bien ce sentiment, personne ne vous demande de n’être ni trop gai ni trop noir, du moins pas directement, c’est une attente invisible, suivie d’un réflexe de survie qui pousse à rentrer dans le rang…
(Héliotrope, p.205)
Marielle observe les œuvres d’art magnifiques, les tapis parfaitement entretenus, les sofas chics, les moulures anciennes et elle ne peut s’empêcher de croire que le secret des grandes fortunes est un crime oublié parce qu’il a été proprement fait.
(Héliotrope, p.274)
Ce que nous portons en nous est trop grand et le monde est trop petit. La destruction est notre manière de bâtir.
Pour faire chier toutes les infirmières, tous les animateurs de pastorale qui venaient leur conter des peurs dans les classes de l’école secondaire, ils cultivent leur contagion. Ils ignorent quel virus flotte parmi leurs globules rouges et les essouffle, ils refusent de connaître le nom de la maladie qui les tuera peut-être, ils la vénèrent avec un respect distant, s’assurent de la porter fièrement en s’embrassant profond, en s’échangeant le sperme que le troisième fait lécher au bout de son majeur après avoir injecté dans l’anus du deuxième son doux poison. Parce qu’ils sont toxiques, les boys seront jamais aussi nuls que leurs parents, aussi pétasses que leurs cousines, aussi salauds que leurs grands frères. La maladie donne un sens à leurs baises, ils sont piégés, mortels; ils auront toujours cette arme contre les pulsions des vieillards de taverne qui, après leurs bouteilles de Wildcat, font rarement la différence entre les petits culs à branlette de la page centrale du Allô Police et celui du deuxième, venu ouvrir ses jambes dans la salle des machines à sous.
À moins trente-deux dehors - avec le vent -, t’enlèves pas tes mitaines, et si elles ont un trou dedans, tu le sais tout de suite.
… les Chicoutimiens sont les aveugles ouvriers des désastres à venir. Ils sont dressés pour avoir peur, c’est tout ce que leur a enseigné le monde : la crainte et la peur de la crainte qui rongent les os et font pourrir de l’intérieur. Ils en mourront.
(Héliotrope, p.117)
(…) l’architecture n’était-elle pas la forme d’expression artistique la plus lourde, la plus massive, la plus coûteuse, la plus dépendante de la sphère politique, mais aussi la plus accessible et la plus démocratique à la fois? Un bâtiment, Céline voulait le croire, pouvait métamorphoser la vie des gens, l’énergie d’un quartier, inscrire un peu de beauté dans le quotidien des hommes et des femmes qui croisaient son chemin, son art demandait énormément de moyens, mais il possédait aussi ce pouvoir d’alléger la souffrance et de briser la linéarité des existences, de susciter des émotions profondes et enfouies, de donner aux individus cette impression de faire partie de quelque chose de plus grand que soi.