Jean-Pierre Otte, "Ah! noms de dieux", une heure d'entretien en toute ivre liberté et pour le plaisir d'exister.
La femme, même dévêtue, reste vêtue d’elle-même et des signes de sa vie. Elle s’offre à la lecture ; il faut apprendre du bout des doigts à lire et à déchiffrer ce solfège. On peut la dévêtir d’innombrable fois en étant assuré de la découvrir toujours.
«Je me méfie de tous les paradis que l'on ne porte pas d'abord en soi-même.»
La soirée se passa ensuite à parler de littérature. Antoine citait ses auteurs favoris, Balzac, Faulkner, l’idiot de Dostoïevski ou le Pays de neige de Kawabata ; il parlait des livres qui l’avaient bousculé, se rappelait avec passion tel passage ou tel personnage, et déclamait des poèmes.
- ce que j’aime par-dessus tout, dit-il, c’est a phrase musicale dont chaque syllabe détache les notes de l’harmonie, celle, profonde, qui emmène l’homme tout entier vers lui-même, et l’autre, légère, qui l’emporte loin du tortillard des questions existentielles. LE vers parfait qui jamais ne s’érode, la phrase à sucer entre les lèvres, celle cinglante qui coupe court au romantisme, le bon mot chargé de trois étages de sous-entendus, le trait qui gifle, l’emphase juridique dans un mouvement de manches, ma péroraison politique, les stances de Saint John Perse, la simplicité de Prévert, l’élégance de Mallarmé.
A ses yeux, c’est en peignant, en écrivant, en composant qu’un artiste doit se sentir le plus en vie, parce qu’ il y a alors en lui la condensation et l’ivresse, parce qu’il y a dans l’œuvre qui s’élabore l’alcoolisation de son propre vécu et du grand vécu évolutif du monde. L’écrivain qui importe vraiment, c’est celui qui parvient à transformer progressivement le miroir qui le réfléchit en une fenêtre ouverte sur les temps présents.
C’est seulement dans l’effacement de soi, que l’on peut, par empathie, percevoir la réalité de l’autre.
J'ai compris que par la lecture on pouvait aller ailleurs, voyager dans l'espace et le temps, se glisser dans la peau des personnages, voir par d'autres yeux, à la faveur d'autres appétits ou d'autres passions, se créer en soi-même un univers parallèle, sans pourtant se couper du réel et de tous les impondérables du quotidien.
« Le papillon, qu’il soit de jour ou de nuit, ne songe qu’à l’amour, n’est conçu et constitué en définitive que pour l’intrigue, les fêtes galantes, les rendez-vous clandestins, à la poursuite des proies amoureuses qui exaltent un parfum capiteux pour dire assez qu’elles sont dans les meilleures dispositions d’accueil. »
Mauvaises herbes, mauvaises pensées : elles ravagent obscurément, elles apparaissent périlleuses, d'une insidieuse stérilité. Entendez par là : indésirables, inconvenantes, subversives, contraires à l'ordre établi, à la culture autorisée. De mauvaise graine, elles ne conduisent qu'à nous marginaliser. Pourtant, dans l'impasse où nous sommes, dans l'étiage même de l'existence et la stagnation du temps, ne conviendrait-il pas d'avoir recours à ces "mauvaises herbes" et à ces "mauvaises pensées" ? Ne faut il pas marcher vers ces marges que la culture n'a pas atteintes et corrompues, nous aventurer dans la broussaille, la friche, la flache, l'îlot sauvage, le jardin à l'abandon, et nous retourner vers les sources que nous avons bannies, emmurées, exclues, proscrites (p. 74-75).
Comme on les aime et les adore ces femmes! Elles sont fraîches, fortes, fertiles! Leurs cous blancs comme une lampe posée, leurs bras blancs, leurs bras de lait, leur gorge lumineuse, leurs hanches rondes. Femmes en fleurs et en fruits, femme-fenil, femme-bouleau, agiles, alertes, belles comme du lait reposé :
Ma femme est un cabri,
Une ablette, une pomme d'api...
Elles sont voûtées, déformées par les grossesses, les encorbellements du ventre, le travail des champs et celui du ménage ; leurs mains sont potelées, plissées, usées comme la pierre de l'évier ; leur visage est noble, avec l'empreinte des joies, des douleurs et des drames.
Pouhon bleu la veillée
Extrait 1
Table de hêtre.
Tabac blond, cruche de vin chaud,
bourses de marrons ou de faînes,
genièvre et soleil aigre à gorgées menues.
Un lait d'épicéa
lave les vergers dans les grandes gourdes,
les fourrures cousues suspendues aux solives.
Sommeil des poutres. Entre lampes et langues,
une plaine de jeux pour récréation de mots,
avec balançoires et rotules d'eau,
craies d'oiseleur, genoux maraudés, carrousel rouge.
On peut se rafraîchir derrière le préau,
parmi les châtaignes, les pupitres, les sarraus.
…
p.25
Sans parler d'utopie, dit Maylis, revenant à des propos que nous avions échangés lors de la séance du "plaisir d'exister", nous manquons vraiment de livres qui soient une célébration de la vie quand partout on ne fabrique plus aujourd'hui que des catastrophes, des exploits sportifs, des attentats, des grippes aviaires, des crises boursières, partout de la maladie et de la mort, dans une tendance morbide à toujours tout négativer. Le monde n'en finit pas de sombrer; les êtres n'en finissent pas de s'avilir dans le mépris de soi, mais quand donc vont-ils se décider à larguer les amarres?