Miro continua de tenir la main d'Ella, lui tamponnant de temps à autre le front avec un linge humide. Une terrible maladie s'était emparée d'elle, quelque chose de sombre venant de l'intérieur. Il ignorait si elle voulait vivre, et sans cette volonté, elle s'étiolerait certainement.
Elle avait mûri durant ses quelques mois d'absence, s'épanouissant pour devenir une jeune femme. Si seulement elle pouvait détacher les yeux un instant de ses livres et voir la façon dont les gens réagissaient à sa nature lumineuse et audacieuse, à son sourire ensoleillé.
Miro se pencha en avant et l'embrassa sur le front.
-Prends soin de toi, ma soeur. N'oublie pas que je t'aime.
Il sortit à son tour de la chambre et prit un siège à côté d'Amber, assise les yeux dans le vide, morose et les paupières rouges.
-Je suis tellement désolée, Miro. Tout est ma faute.
Elle lui avait raconté les propositions faites par sa mère aup^rès de Maître Samson, et lui avait dit que le livre volé par Ella faisait sûrement partie de son plan; Ella n'était pas une voleuse.
-C'était un accident, dit Miro. Si Talwin n'était pas entré et n'avait pas joué avec l'essence, il serait toujours en vie. Ce n'est pas ta faute, et ce n'est pas la sienne. Voler un livre et oublier de fermer une porte à clef n'est pas la même chose que commettre un meurtre.
Miro roula sur lui-même et bondit de nouveau. L’assassin regarda en arrière et vit que son poursuivant n’avait pas abandonné la traque.
Il remarqua alors pour la première fois que Miro n’avait plus son épée.
Il eut un rictus et s’arrêta, puis marcha en direction de son adversaire, en prenant tout son temps.
Miro chercha frénétiquement des yeux une arme. À cinquante pas de là, il vit un couperet posé près d’un plateau de poissons verts filiformes. Il se précipita pour s’en saisir, au moment même où l’assassin se jetait sur lui.
Quelque chose le projeta au sol, une onde d’air chaud qui le frappa juste au milieu du dos. Le souffle fut chassé de ses poumons ; il était incapable de respirer, incapable de bouger. Sa vision s’obscurcit pendant un moment, et la lumière mit du temps à lui revenir.
— Ce que j’essaie de te montrer, c’est que la terre est un équilibre délicat. Un pas dans la mauvaise direction, et nous ne serions pas ici dans cette vallée splendide. Qui maintient l’équilibre ? Quelle est cette force qui dicte à un oiseau privé de sa mère, l’œuf à peine éclos, de sauter dans le vide et de voler ? Quelle force dit à une abeille de se déplacer de fleur en fleur, disséminant les graines de ces fleurs pour qu’elles puissent se reproduire ? C’est une chose fragile, cet équilibre. Il a été placé ici par l’Immuable, et il est de notre devoir de le maintenir.
Ella se souvint des leçons des prêtres, des histoires présentes dans les Cycles des Éternels. Elle avait grandi avec un sermon bien différent, avec des récits de batailles, de trahisons, et des origines de l’arcane.
C’était incroyable de voir comment quelques questions suffisaient à délier les langues les plus prudentes. Une ou deux flatteries ou une remarque éclairée, et quel que soit son interlocuteur – du soldat au fermier, du prêtre à l’officiel de la Cour – tous finissaient par s’ouvrir à lui.
— Notre peuple ne crée rien ; nous faisons pousser les choses. Nous plantons une graine et lui accordons notre attention, et elle pousse. Nous n’avons pas besoin de chaleur ; nous nous tournons les uns vers les autres pour cela. Nous donnons de l’amour à nos frères et sœurs, et ils nous donnent leur chaleur en retour. Et de quoi vous protégez-vous ? Des autres. Vous vous protégez des gens mauvais. Et quelque chose meurt en vous à chaque fois que vous vous battez, à chaque fois que vous adoptez leurs méthodes au nom de la sécurité.
Ella fut surprise par la profondeur de la réflexion de Layla. Elle comprit qu’elle devait avoir sous-estimé la petite guérisseuse – ils avaient peut-être sous-estimé tous les Dunfolks.
Chaque Lexique est une relique des Éternels – ils n’ont pas été créés par des mains humaines – et c’est du Lexique que découle le pouvoir qui permet à l’arcane de fonctionner. Notre Lexique doit être caché et protégé à tout prix, non seulement pour le savoir qu’il contient, mais aussi pour qu’il puisse être renouvelé. Les objets enchantés faiblissent et ont besoin d’être ravivés ; c’est la même chose pour le Lexique. Notre haute enchanteresse ne pourrait pas le renouveler s’il était perdu, ce qui signifie que les runes s’affaibliraient, et la magie ne fonctionnerait plus.
Tout à coup, il poussa un cri perçant. Son dos se cambra encore et encore, tordu à un angle impossible, comme un fouet en pleine frappe, sur le point de relâcher toute sa puissance contenue. Une lamentation aiguë prit naissance dans sa gorge, un hululement perçant qui grandit encore et encore. Ella se couvrit les oreilles. Le chat souffrait terriblement.
— Arrêtez ! entendit-elle Amber crier. S’il vous plaît, arrêtez !
Maître Goss restait en retrait et observait la scène, impassible. Il y avait déjà assisté auparavant.
— Je suis désolé d’avoir été absent, Ella. Je suis désolé d’être parti.
— Non, ne le sois pas. Je… j’ai fait des erreurs.
— Nous faisons tous des erreurs, et nous en tirons des leçons.
Ella détourna les yeux.
— Vraiment ?
— Oui. La douleur que nous ressentons nous permet d’apprendre. Ce n’est qu’au moment où l’on cesse de la ressentir qu’il faut s’inquiéter.
Un peuple rude menant une rude existence. Ils se battent entre eux, placent la force au-dessus de tout. La survie est la clef de tout, dans cette région. Mais ils aiment leur pays, tout autant que, j’en suis sûr, tu aimes le tien.