NOUVELLES FANTASMAGORIQUES ▬ ISAAC DE MONT
Qu'il est difficile de rester charmante face à l'insupportable et si naturelle toxicité mondaine, songe Paula, alors elle leur sourit en passant son chemin. Dans la cacophonie de leurs échanges précieux, un élément attire néanmoins son attention. C'est à propos d'un livre, l'une l'adore, l'autre le déteste.
« Oh ! Vous savez, c'est ce fameux Wilde qui fait encore scandale comme d'habitude ! »
_ Ah ! Wilde ! Rien n'est plus provocateur que de porter un tel nom.
Aujourd'hui, je pense à celle qui a croisé mon chemin : à son innocence, aussi précieuse et flagrante que mon obsession. C'était il y a cent vingt-sept ans. Dans cette lettre infinie que je compose pour ceux qui souhaiteront la lire, je m'essaie à l'exercice particulièrement difficile de tisser un conte sans la moindre fée. On me reproche souvent d'embellir la réalité, de la modeler à mon avantage. Peut-on réellement se fier à moi ? Le lecteur se désigne comme seul juge, et je lui reconnais simplement cette légitimité.
Nous sommes propulsés en arrière, à l'automne de l'année mille-huit-cent-quatre-vingt-treize, Paula est devenue folle, persuadée que son entourage lui ment.
_ J'ai vécu plus que de raison, et je suis plus vieux que vous ne pouvez l'imaginer. Heureusement, ce masque que je porte ment à ma place. J'ai rencontré tant d'hommes et de femmes, je les ai aimés, pour le souffle qui les traversait. Ce même souffle, chaud , lorsqu'ils adoraient, brûlant lorsqu'ils désiraient... Destructeur, lorsqu'ils détestaient. Ceux que j'ai accompagnés, je ne les compte plus. Je me souviens de chacun d'entre eux, leurs noms composent tout ce que je suis. Je suis un instant, Paula, c'est tout ce que j'ai été, tout au long de ma vie.
_, Une nuit alors que vous dormiez profondément, je me suis assis au pied de votre lit. J'ai contemplé votre âme, j'ai lu vos rêves sur vos lèvres, des ailes me sont poussées. Les vivants ne vous méritent pas.
— C'est bien simple, ma belle, on vit dans
une carcasse abandonnée. Et puisqu'on pourrit tranquillement dans la forêt, personne ne remarque le moindre problème ! Notre petite
communauté ? Qui s'en soucie, pour notre poignée d'habitants ?
Angelina caresse ses joues de vieillard. "Oh oui, Et tu seras là pour en témoigner, car il me reste toute mon immortalité pour te le prouver. Pourquoi penses-tu que Gianni se soit tué ? Parce qu'il refusait de vivre pour toujours, ou parce qu'il préférait le néant, plutôt que l'amour d'un démon ?
- Tu m'entends ? demande-t-elle. Qui es-tu ?
- Si je réponds à cette question, tu n'auras plus envie de parler avec moi.
Elle essaie de suivre la voix, mais l'exercice s'avère délicat.
- Pourquoi est-ce que tu traînes dehors ? il fait nuit, c'est dangereux. Je ne te voix pas. Tu es là ?
- Oui
- Alors, prends ma main.
Elle tend le bras.
- Rien de mal ne peut t'arriver, tant que tu gardes les yeux fermés.
- Je ne comprends pas ce que tu racontes, réplique-t-elle. Arrête de jouer maintenant, tu vas attraper froid.
- C'est toi qui va tomber malade, si je t'accompagne.
Qui est-ce ? « C'est ma préférée », fait-il remarquer en observant le sujet, attendri. « J'aime cette manie de légèrement fermer un œil, plus que l'autre. Cela te donne un air mutin. » La jeune héritière de bonne famille a du mal à se reconnaître. « Je pourrais te prendre en photo », suggère-t-il. Ses mots la surprennent, elle croit à une plaisanterie. « Avec ces pommettes saillantes ? Ces dents qui menacent de casser ? Ces cheveux qui tombent par poignées ? As-tu vraiment envie de construire un tel souvenir, de ta fille ? Moi qui ai perdu l'éclat de celle que tu admires ? » Alfred Crowood se fige dans ses gestes d'expert. Il ose enfin considérer l'épouvantable vérité.
– Oh ! Ce gouffre qui s’ouvre, l’à-pic d’une falaise vers laquelle on ne peut s’empêcher d’avancer. Est-ce cela, le deuil ?
– Non, répond-elle aussitôt.
– Alors, qu’est-ce que c’est ?
– C’est survivre à la chute. Les os se brisent, votre âme aussi. Mais vous parvenez à nager, dans l’océan de la mémoire.
L’évènement aggrave les terreurs de Madame, devenue envahissante et plus superstitieuse. Paula l’a entendue maugréer au sujet de spectres qui chercheraient à la noyer dans son bain. Monsieur Goldberg n’est plus que l’ombre de lui-même. Ils se demandent tous ce que ressent Dieu face à leurs tracas, sans doute est-ce une femme, pour être à ce point cruel.