Les papillons frissonnèrent, la vieille se redressa. Assise sur le lit, sa chevelure grise balançant, elle ouvrit les yeux. Ils fixaient dans le vide quelqu'un qu'elle était la seule à voir. Sa voix grinça, roulant les "r".
"Jeune homme, puisque je montre que je ne suis pas morte, dites-nous qui vous êtes." (P55)
Le vaudeville est un plat délicat dont les ingrédients grossiers appellent une main légère.
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Lorsque le ciel couvert de nuages noirs assombrissait la forêt, tout paraissait pris dans la gelée onctueuse et cendrée du temps. Un baume gris semblait faire sourdre du cendrier, de la chaise en rotin, d’un bol mal lavé, le halo d’une vie passée ; assis dans un voltaire, on avait l’impression de voyager dans le temps, embaumé dans le cocon de nuages noirs, de pluie ou de neige, qui grésillait aux fenêtres. P 97
Lorsqu'elle est arrivée ici, j'ai cru que son comportement étrange, ses absences, ses crises, étaient une comédie, qu'elle avait quelque chose derrière la tête. Alors je l'ai prise avec moi pour m'aider à taper à la machine tous les vieux grimoires des rêveuses d'Ourthières (..)
Enfin, je me suis rendu compte qu'elle avait un don étrange, étonnant...Quand elle lisait un rêve, sa voix lui donnait un charme particulier...Et moi qui aimais le côté sauvage de ces récits bizarres, sans queue ni tête, je me suis prise à aimer le côté un peu...comment dire...charmant, qu'elle leur donnait...Et puis elle avait une façon d'organiser la suite de ces petits rêves qui donnait envie d'en lire davantage...Cette fille sent les choses qui se correspondent...
Une fois ces frissons calmés, comme un homme chevauchant un cheval qui se cabre et, tout à coup apaisé, file sans qu’on sente ses sabots frapper le sol il jouissait de la puissance de cette vague énorme et calme de la fièvre qui semble nous entraîner à toute allure au bord du néant pour qu’on sente la jouissance de vivre. Cette torpeur était traversée de rêves tournoyants, visions égarées dans l’esprit pour quelques secondes et qu’on ne peut goûter qu’en s’y précipitant. P 209
D'énormes flocons tournoyaient dans tous les sens sans qu'on en voit jamais un tomber ou s'évanouir. Il semblait miraculeux qu'ils ne se touchent pas. On aurait dit que ce tourbillon dévoilait pour un moment aux hommes le délire gracieux qui gouverne le monde. Peter ne pouvait en détacher les yeux. Il s'enivrait de la paix que faisait naître en lui ce déchaînement.
Il avait déjà constaté que les changements de physionomie de certains visages sont plus instantanés et merveilleux qu'un voyage dans le temps. Quand la veuve Schneider-Marfault était émue ou souriait, il voyait la jeune fille qu'elle avait été. Mais peut-être n'était-ce qu'une illusion. Peut-être voyait-il une créature monstrueuse, une prisonnière qui voyait rarement le jour, la jeune fille qu'elle aurait pu être si les malheurs de la vie l'avaient rendue plus sage, plus douce du temps de sa jeunesse.
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Roulaient sur la table des saucissons énormes dont la peau à la lumière des bougies miroitait de reflets café au lait ou grenat ; de larges pièces de lard semblables à des tranches d'écorce noire saupoudrées de neige ; des jambonneaux recouvertes de chapelure pareils à des petits messieurs si dodus si gourmands qu'ils s'étaient métamorphosés en nourriture ; coupés en deux, ils exhibaient leur intérieur charnu et rose, leurs veines de gelée couleur de miel, semblant attendre une dernière volupté de la dévoration ; de longues saucisses noirâtres, tourmentées et bosselées comme des racines de pin.
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Car tel un Charles Quint mineur mon oncle consacrait diverses langues à divers usages mais le cercle de ses préoccupations étant moins étendu que celui de l’illustre monarque, il se contentait d’utiliser le russe pour inviter à la baignade les ouvrières agricoles de Bukovine, le français pour faire la cour aux femmes de ses amis, l’anglais pour flirter avec les touristes sur le court de tennis de l’hôtel et l’allemand pour adresser des missives aux bien-aimées lointaines.
Quant à sa maîtresse de cœur en titre, il se servait pour lui parler d’amour d’une mixture romanesque et mondaine des quatre, le russe lors des promenades nocturnes sur les bords de la Vlina, le français pour prendre un café avant ou après les baisades, l’anglais pour les reproches cinglants ou les questions angoissées sur des menstrues à éclipses, l’allemand afin d’évoquer son image lorsque la maîtresse s’était transformée à son tour en bien-aimée lointaine.
Il était incapable de situer ces endroits, de se rappeler l’époque de sa vie à laquelle ils renvoyaient. Et cette impuissance lui donnait l’impression de n’avoir pas commencé à vivre, de naître chaque matin comme le premier des hommes. P 111 (à propos des images qui lui viennent du passé mais qu’il ne peut identifier).