Dans son nouveau roman "Le bûcher des illusions", Frédéric Brunnquell retrace les vies romanesques d'hommes et de femmes de "la petite classe moyenne". Leurs histoires racontent la petitesse de la vie comme son immensité.
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Nous tournons autour du ban de merlans et, tous les jours, prélevons de cette masse invisible cent mille individus dont nous ne gardons que les protéines et rejetons les abats, la peau, les arêtes et les nageoires. Dans les cantines, les cuisines, les aires d'autoroute, les salons, sur les tables basses ou sur le coin d'un bureau, au moment où nous pêchons, des milliers de personnes dans le monde entier consomment des surimis. Cette nourriture sans âme, purement fonctionnelle, apporte à l'humanité sa part de protéines journalières. Le lien entre notre existence sur les flots et ces bâtonnets est impossible à établir. Le surimi orange, maquillé au safran, aromatisé au goût de crabe, est un produit industriel intraçable. La chair du petit poisson, mixée fraîche puis déshydratée, colore nos assiettes, mais le merlan bleu demeure indétectable. "Micromesistius poutassou" n'existera jamais dans l'imaginaire des consommateurs. C'est une matière première sans origine qui nourrit le corps des humains sans aucune référence à la nature. "Tu es ce que tu manges", aurait dit Hippocrate. Alors apprenez, consommateurs de surimis, que derrière vos bâtonnets se tient au milieu de l'océan un bal tragique, où des oiseaux, des marins, des mécaniciens et un capitaine jouent leur survie face aux forces liquides d'une planète restée sauvage.
Joaquim est l'homme de toutes les manœuvres, le chef de l'équipe de pêche. Il est petit et trapu, dirige ses voltigeurs qui travaillent sur le pont arrière. Tous maîtrisent l'art du ramendage, celui de tous les rafistolages, celui de l'amarrage. Ils sortent par tous les temps, par toutes les mers.
Le bosco est un seigneur à bord, dégagé de toutes autres corvées. Il ne sourit pas. Poker face. A chaque manœuvre, il joue la vie de ses hommes et celle du chalut.
[...]
Six tonnes de câbles d'acier suintant de graisse, un kilomètre sept cents de long, le diamètre d'un filin de télésiège à la montagne. Avant de commencer la pêche, il faut les dérouler entièrement puis les enrouler à nouveau serrés par une tension de plusieurs tonnes. Le navire est une puissance, le plus grand navire de pêche français.
A terre, les compagnes des marins espèrent autant que nous le poisson. Elles partagent la trouille de la marée d'infortune. La honte de ces retours la cale vide qui ôte aux marins la fierté de faire vivre leur famille. Rentrer sans, c'est comme sortir de prison, sa peine purgée, sans avoir caché de magot.
Je ne quitte pas des yeux les chiffres de l'anémomètre. Dans les rafales, ils passent de 70 à plus de 85 noeuds. Le vent siffle, hurle, menace d'arracher out ce qui traîne sur le pont. Le bateau battu par une pluie diluvienne tient bon. Dehors, c'est l'enfer. Dans le grain, le vent forcit et le Joseph Roty II ralentit. Notre vitesse chute dangereusement. Nous ne marchons plus qu'à 1,5 noeud, à peine trois kilomètres à l'heure. Je ne connais rien à la pêche mais j'ai n sens marin un peu aiguisé par des milles de navigation et je sais que si nous perdons notre petit avantage de vitesse face à la mer, nous risquons d'être pris par les vagues. Devant le danger, je conseille au barreur, qui somnole, d'augmenter un peu la puissance de l'hélice.
- Erwan, pousse à 40, sinon on va tomber travers aux lames !
- Pascal m'a dit de toucher à rien !
- Regarde la vitesse du bateau, le vent souffle plus fort que tout à l'heure !
- Non, il m'a dit de ne rien toucher.
- Ajuste la vitesse du bateau ! Nous sommes à moins de 1,5 noeud !
Erwan lève les yeux sur le GPS, s'aperçoit que le bateau est presque à l'arrêt et enfin pousse la manette qui augmente la propulsion.
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Quitter le port et les siens n'est plus si difficile le moment venu. L'enivrant parfum de l'aventure est une douce hormone que le cerveau sécrète pour aider les hommes à s'enfuir. Une drogue de plaisir qui balaye d'autres responsabilités, d'autres engagements, d'autres promesses.
Je suis seul, le visage battu par le vent, je prends goût à cet état particulier d'être nulle part et de sentir le temps qui passe.
- Il y a une dizaine d'années, on rigolait bien en mer, on jouait aux cartes, on se gueulait dessus souvent, c'était vivant à bord. Aujourd'hui, tout le monde vit enfermé, cloîtré dans son lit. Les séries, les disques durs, tous ces films qu'on embarque et le chouïa de réseau qui nous relie à la terre ont tué l'ambiance. On connaît mieux la généalogie des personnages de Game of Thrones que la vie de nos voisins de chambrée. On échange des mini-textos pleins d'émoticônes avec sa femme, où on ne se dit pas grand-chose mais qui suffisent à nous suspendre entre deux mondes. Mais sans ça, aucun jeune n'embarquerait. J'aime moins naviguer aujourd'hui. Mais à la cuisine, je suis bien. Avec Jean-Pierre, il y a une bonne ambiance.
Ma vie a basculé, je suis d'ici désormais, du bord où tout est à la fois plus fort, plus difficile mais aussi tellement plus simple. Travailler, manger, dormir, regarder des filles à poil avant de s'endormir et soupeser le vrai prix de sa vie en jouant avec la mort pendant les tempêtes. Une vie enfermée sans véritable décision à prendre, dans laquelle on repousse ses envies de terre pour ne pas souffrir. Les rêves, à force de les différer, finissent par s'éloigner. Le temps des projets n'est plus. Nous vivons dans un univers où les sentiments hibernent.
Ces marins vivent chaque année neuf mois sur l'océan, ils n'ont jamais vu les arbres en fleurs des printemps à terre, ils sont absents pour la naissance de leurs enfants, mais ils racontent la condition humaine, le goût des hommes pour l'ailleurs, le besoin de fierté, celui des rêves inaboutis, et l'obsession de la conquête qui se paie de tant de douleurs.
J'aime ce spleen autant que je le crains. La peur qu'il m'emmène trop loin vers une déconnexion totale d'avec le monde.