Ouand on préparait un gros plan sur moi, Gabin lançait : « Dès que vous s'rez prêts avec vos loupiotes, prévenez-moi. Je viendrai filer ma réplique et donner mes mirettes a la p'tite. » Pendant French cancan, Simone Signoret tournait, sur un des plateaux dà côté, Les Diaboliques, avec Henri- Georges Clouzot. Dans un climat un peu « difficile ». Elle venait en douce nous voir pour changer d'air et se payer une bonne tranche de rigolade avec Gabin et moi, assis dans la cour ensoleillée du studio Saint-Maurice.
Des années plus tard, Simone Signoret a tourné avec lui Le Chat, leur unique film ensemble. Après une longue scène de ménage, ils se séparaient en bas d'un escalier et Gabin montait dans sa chambre. Bien que la caméra fût sur elle, il grimpa les marches, hors champ - et ce, pendant quinze prises. Elle trouva ça formidable, elle l'adorait.
Les studios, c'étaient aussi les rencontres, le lien entre les nouveaux et les anciens. Dans les couloirs, à la cantine, on croisait ceux qui étaient en même temps en préparation, en tournage, en montage ou en mixage. Surmontant pudeur et timidité, on pouvait dire à un metteur en scène l'admiration ou'on lui portait et l'envie qu'on avait de travailler avec lui.
Un jour, après avoir vu Lola, j'ai griffonné un petit mot à Jacques Demy pour lui faire part de mon enthousiasme. Lui dire combien l'image d'Anouk Aimée resterait à jamais liée à celle de sa magnifique Lola.
Comment dire maintenant aux jeunes réalisateurs que je souhaiterais tourner avec eux? Tout a éclaté ; aujourd'hui, personne ne rencontre personne, chacun travaille dans son coin.
Nous (avec Bourvil) n'avons hélas tourné qu'une seule scène, dans Le Chemin des écoliers, de Michel Boisrond; mais nous nous sommes souvent croisés en tournée à travers la France. Il chantait une opérette avec Annie Cordy, tandis que je jouais Les Justes, de Camus. Le soir au bistrot, il me faisait « craquer » :«Nous, on s'est bien marrés, on les a fait rigoler. Et toi? T'as bien pleuré, tu les as fait chialer?» ll est de ceux qui me manqueront toujours.
A l'époque, un film avait trois ou quatre ans d'existence : première et seconde exclusivité, puis sortie dans les salles de quartier, enfin exploitation en province. Sans parler de l'étranger. Aller au cinéma était la sortie familiale par excellence. Une vraie fête du dimanche et souvent du samedi soir, que l'on préparait très sérieusement, crayon à la main, avec la double page intérieure de Cinémonde. Ce temps-là est révolu.
Le jour de ma séquence avec Martine Carol, j'avais une crève carabinée. De celles qui ne vous mettent vraiment pas à votre avantage et vous poussent plutôt à rentrer dans un trou de souris. Or, évidemment, les besoins du scénario étaient tout autres. Martine, la star, apparaissait, somptueuse ; l'assistance tombait à la renverse; et moi, petite débutante, visage gonflé, nez bouché et œil humide, je m'exclamais avec un air pimbêche : « Oh! Je me demande ce que vous pouvez bien lui trouver! » J'en ris encore chaque fois que je revois le film.
Les Américains eux-mêmes étaient émerveillés par la compétence, la souplesse de nos équipes qui avaient l'art de résoudre dans la minute les problèmes apparemment les plus insolubles. Quand ils travaillaient en France dans les années 50, à cause de leurs capitaux bloqués en Europe, ils voyaient bien la différence.
Ainsi en 1956, pendant que je tournais Des gens sans importance, Carol Reed réalisait Trapèze avec Burt Lancaster et Tony Curtis. Ils regardaient avec surprise les équipes françaises, qui ignoraient les frontières rigides entre les divers corps de métier. Chez eux, par exemple, un machiniste n'a pas le droit de toucher un projecteur, comme un électricien ne pousse pas un travelling. Syndicalisme oblige. Ils découvraient l'esprit d'équipe, le fameux système D, le « T'inquiète pas, Paulo, j' vais t'arranger ça ». Tous les menus services que s'échangeaient machinos et électros.
C'est là, entre nos deux plateaux, qu'un charmant et discret marivaudage s'est déroulé. Tony Curtis « me trouvant à son goût » rendait visite aux « gens sans importance », alors que moi je n'avais d'yeux que pour un trapéziste nommé Burt Lancaster.
Ce baptême du plateau fut épique, surtout la séance de maquillage où je n'osais pas m'asseoir, de peur de froisser la robe prêtée par notre voisine. J'avais d'abord trouvé bizarre qu'on me peigne le visage en jaune citron. Normal, « pour obtenir un bon rapport lumière-pellicule », m'avait-on expliqué d'un air entendu.
(...)
En tout cas, cette journée de figuration m'avait épuisée et dans le métro je n'étais pas peu fière d'arborer un visage fatigué et jauni. J'imaginais les gens en train de se dire: « Mais c'est une artiste... »
Le soir, avec un bloc de margarine en guise de démaquillant, j'ai dû frotter longtemps pour venir à bout de l'emplâtre.
J'ai su parfois dire non, mais pas toujours, à des navets ou à des films qui n'ont pas marché. Je ne regrette rien. On apprend toujours quelque chose en travaillant. Chaque fois, c'est une aventure nouvelle, des rencontres, des émotions qui demeurent comme des acquis. Le pire est de rester sans travail, de laisser la porte ouverte à tous les doutes, de voir le temps pour ainsi dire perdu à jamais. Une frustration physique et morale.