Évidemment, Lechat m'accompagnait. Mais je ne m'intéressai pas à son manège. Un nouveau chapitre de mon roman était en train de naître dans ma tête, si bien que j'hésitai entre poursuivre mon chemin jusqu'à l'abri de jardin pour y prendre la tondeuse et faire demi-tour pour aller me poser à mon bureau avec une tasse de café. Mon pas se ralentit. Celui de la bête cessa tout à fait.
Elle se figea soudain au bord du petit talus qui plongeait vers la prairie, à l'emplacement précis où j'avais cru voir mon père quelques jours plus tôt. Une étrange appréhension me saisit. Je ne voulais plus avoir de vision. J'avalai difficilement ma salive, la gorge obstruée par une boule de ... chagrin ? colère ? peur ? je ne savais plus. Cela passa très rapidement.
En guise de vision, ce qui avait attiré l'attention de Lechat était des plus prosaïques. C'était un bout de bois qui émergeait du talus. Je me dis qu'il valait mieux l'ôter de là, que je risquais de me prendre les pieds dedans la prochaine fois que je descendrais dans la prairie avec une brouettée de mauvaises herbes à benner sur mon ébauche de compost.
- Merci, Lechat. Tu m'as évité une belle bûche.
Je saisis le bout de bois, et le relâchai aussitôt. Ce n'était pas du bois. Cela en avait la couleur, brune et ocre, la dureté, mais pas la densité. Interloquée, je me penchai, tout en gratouillant la tête de Lechat, dont le poil se hérissait.
Les ours ! Mes mains agrippèrent une touffe de longs poils soyeux et la secouèrent en tous sens. Le sang m'aveuglait. Je fermai les yeux pour ne plus voir ce brouillard rouge.
- Tout va bien, Anne.
Après, je ne sais plus.
Je fus projetée en arrière avec une incroyable brutalité. Le ciel devint tout noir. Un hurlement retentit, dont j'ignore s'il venait de ma propre gorge. Une odeur d'orage emplit l'air. Je n'étais plus que douleur et terreur. Je perdis conscience.