Andrew Doyle

. La liberté d’expression meurt lorsque les gens perdent toute vigilance et tiennent leurs libertés pour acquises.

Il n’est pas inutile de remarquer que la mentalité totalitaire est toujours révisionniste par nature.

Critique et censure ne sont pas une seule et même chose. Il y a généralement atteinte à la liberté d’expression lorsque l’un des deux camps cherche à réduire l’autre au silence par le harcèlement ou par la menace – c’est là l’un des traits caractéristiques de la «  cancel culture  » – ou lorsque l’État cherche à pénaliser ceux qui ne respectent pas les seuils de la bienséance généralement tolérés. Nous avons tous le droit à l’incivilité, ainsi qu’aux opinions qui sont considérées comme outrepassant les limites de la pensée acceptable.

L’humour porte en son principe même la possibilité d’être source d’offense. Il ne faut donc pas s’étonner si les humoristes défraient régulièrement la chronique pour avoir poussé une plaisanterie « trop loin ». Les satiristes sont particulièrement susceptibles de transgresser les limites du discours acceptable, car c’est leur objectif que d’exposer les vices et les folies des puissants. Les livres d’histoire ne comptent plus les cadavres de ceux qui ont titillé trop de nerfs délicats. Dans le jeu de tarot, le Fou apparaît sous les traits d’un chanteur ou d’un joueur de cornemuse, peu soucieux du danger alors qu’il est au bord du précipice.

Depuis une décennie, beaucoup sentent dans notre culture une série de transformations mineures, une sorte de reconfiguration point par point qui est incompatible avec nos droits acquis de haute lutte à l’autonomie individuelle. Le cas de Harry Miller n’est pas isolé. Entre 2014 et 2019, près de 120 000 plaintes pour « incidents non criminels à caractère haineux 2  » ont été déposées en Angleterre et au pays de Galles. Face à une telle évolution, nous sommes nombreux à craindre un séisme à venir : les secousses sont trop ré







. Si la « guerre des cultures » est souvent présentée par les commentateurs comme une réalité montée de toutes pièces, elle n’en est pas moins étroitement liée à cette impression persistante que quelque chose est en train de nous échapper. Les histoires ne manquent pas où, comme dans le cas de Harry Miller, le principe de la liberté d’expression est bafoué sans scrupule au nom de ce qui apparaît comme une priorité sociale d’un rang plus élevé.

Pour vivre une vie épanouie, nous devons aussi interagir avec des inconnus dont nous ignorons à peu près tout. Si, comme je l’ai déjà montré, un contrat social globalement consenti et perpétuellement révisé nous met à l’abri des offenses, il y aura toujours des gens pour transgresser les limites du comportement acceptable pour une raison ou pour une autre.
Dans votre vie d’adulte, vous avez évité de nuire à chaque fois que cela était possible, mais vous n’avez pas toujours réussi. Le fait est que nous n’exprimons jamais nos pensées et nos intentions d’une manière totalement exacte. Le langage, qui représente le moyen le plus direct dont nous disposions pour communiquer ce que nous pensons et sentons consciemment, ne reflète pas toujours au mieux nos véritables sentiments. Même dans nos moments de plus grande clarté, nous ne pouvons être certains que nos paroles seront interprétées comme nous souhaiterions qu’elles le soient.

Il est bon de se protéger jusqu’à un certain point des gens qui cherchent à nous blesser. Ainsi choisissons-nous nos amis et nos collaborateurs, tandis que nous pouvons tout simplement « bloquer » nos agresseurs sur les réseaux sociaux. Le droit de ne pas écouter est un aspect important de la liberté d’expression. Présenter la fonction « blocage » des réseaux sociaux comme une forme de censure revient à affirmer que le choix de ne pas lire les romans de Stephen King représente une atteinte à la liberté d’expression de cet auteur.
La stratégie consistant à éviter le conflit ne peut pourtant être efficace que dans les limites d’un paysage familier. Pour vivre une vie épanouie, nous devons aussi interagir avec des inconnus dont nous ignorons à peu près tout.

À  une époque où l’« expérience vécue » est souvent plus valorisée que la vérité objective, les principes fondamentaux du libéralisme – liberté d’expression et droit à un procès équitable – sont fatalement en situation de péril. L’« expérience vécue », qui correspond à ce que l’on appelait autrefois « preuve empirique », est une forme de raisonnement fallacieuse qui conduit de nombreuses personnes à juger que la société qui est la nôtre est foncièrement oppressive, dominée par des fascistes et structurée par la suprématie blanche.

Les réseaux sociaux ont tendance à déformer la vérité et à amplifier les voix isolées qui crient le plus fort ou qui tiennent les discours les plus révoltants. Il est inutile de préciser que ceux qui harcèlent ou qui publient en ligne des vidéos où ils brûlent des exemplaires des livres de J. K. Rowling ne sont aucunement représentatifs de la communauté trans. Mais cette hystérie ne laisse guère de place à un débat serein sur ces questions, et de nombreuses personnes ont été découragées d’intervenir par crainte de représailles.

Il est vrai que la loi prévoit aussi des restrictions judicieuses en matière de matériel dangereux ou de substances dangereuses, mais comme la parole fait partie intégrante de l’esprit humain, on ne peut guère la comparer aux fusils, aux couteaux ou aux poisons. Intellectuellement, il faut faire un saut bien pessimiste pour en supposer autrement. Le même genre de malentendu se retrouve dans la maxime fétiche des sceptiques de la liberté d’expression : « On ne peut pas crier “Au feu !” dans une salle de spectacle bondée . »