Bande annonce VO de la serie "Les patients du Docteur Garcia", adaptation du roman d'Almudena Grandes
J'aimais beaucoup plus les femmes que Rafa, mais je m'y intéressais beaucoup moins que Julio. Je ne recherchais pas leur compagnie, je ne leur courais pas après, je ne leur offrais pas de verre dans les bars et je ne les poursuivais pas d'un feu rouge à l'autre. J'avais toujours vu en elles une sorte de don, un bien extraordinaire qui flottait bien au-dessus de ma tête et se déversait de temps en temps sur moi sans que j’aie rien fait pour le mériter.
Je n'ai jamais cru mériter la bienveillance de certaines d'entre elles, même si cela ne tient qu'au fait que j'ai toujours considéré que, hormis le fait qu'elles étaient belles, amusantes, douces et excitantes, les femmes demeuraient très étranges. Je n ai jamais perdu de temps à essayer de démonter le mécanisme mystérieux de leurs raisonnements, et je n ai jamais douté que ce soient elles qui choisissent. Je me suis donc borné à les voir venir, sans me plaindre que certaines soient hors de ma portée ni considérer que leur disposition soit une valeur en soi, en acceptant leur existence comme un cadeau, avec gratitude et sans poser de questions. Et puis, j'aimais ma femme.
La dernière fois où il vit son frère, Ignacio Fernández n'avait déjà plus de désir, il avait abdiqué la condition humaine pour inaugurer une nature inférieure et différente, une existence élémentaire qui n'était pas la vie mais était organisée autour d'un unique verbe. Ce n'était plus l'homme qui avait volé un camion pour s'échapper de Madrid un mois et demi auparavant, plutôt une version squelettique et primaire de lui-même, un corps qui n'existait plus que par et pour ce dont il avait besoin, comme si le reste de ses capacités, celle de penser, celle de sentir, celle de créer, celle de s'émouvoir, s'était dissous dans la férocité de quatre nécessités de base : mâcher et avaler un quignon de pain noir et dur quand il y en avait, boire sans regarder, ôter les pierres d'un coin de terre pour s'asseoir ou, avec de la chance, s'allonger pour dormir, et avoir toujours sa couverture avec lui pour qu'on ne la lui vole pas.
*Au camp de concentration franquiste d’Albatera (Province d'Alicante)
Les derniers jours de l'été tout le monde était triste, à tel point que Raquel n'avait pas l'impression qu'ils rentraient mais plutôt qu'ils abandonnaient les lieux, s'exilaient des bougainvillées et des lauriers-roses, des orangers et des oliviers, de l'odeur de la mer et des bateaux du port, des palissades et des maisons blanchies à la chaux, des fenêtres fleuries et de l'ombre des treilles, de l'or de l'huile, de l'argent des sardines, des subtils mystères du safran et de la cannelle, de leur propre langue et de la couleur, du soleil, de la lumière, du bleu. Pour eux, rentrer n'était pas revenir à la maison, car on ne pouvait rentrer qu'en Espagne, même si personne n'osait jamais prononcer ce mot.
C'est bizarre, non, un homme qui a vécu quatre-vingt-trois ans, qui ne s'est marié qu'à trente-quatre, qui a connu tellement de choses, une guerre civile, une guerre mondiale, ce genre de choses. Et on trouve ça normal, bien sûr, parce que c'était lui, et qu'on le connaissait, et qu'on connaissait son histoire depuis toujours. Mais en réalité, il y a de nombreux éléments de sa vie qu'on ne connaît pas, moi du moins, et que tu ne m'as pas racontés. Il a peut-être eu plein de fiancées avant, non ? En Russie, par exemple, imagine... Je ne sais pas, maintenant j'ai la sensation qu'on aurait dû lui poser beaucoup plus de questions, qu'on a perdu l'occasion de mieux se souvenir de lui, c'est difficile à expliquer. C'est peut-être juste parce qu'il me manque.
Début mars, le soleil sait tromper, feindre qu'il est mûr, plus chaud lors des dernières matinées d'hiver, quand le ciel ressemble à une photo de lui-même, un bleu aussi intense que si un petit l'avait retouché au crayon, le ciel idéal, pur, profond, transparent, sur fond de montagnes aux sommets encore parés de neige, quelques nuages pâles qui s'effilochent très lentement, pour affirmer par leur indolence la perfection d'un mirage de printemps
Raquel avait souvent entendu cette histoire, et elle avait vu sa grand-mère heureuse, dans sa maison de Torre del Mar, la radio à fond, écoutant des chansons populaires et des rumbas en dansant seule dans la cuisine. Son sourire était semblable à celui qui illuminait le visage de grand-mère Anita quand celle-ci ouvrait le paquet qu'on lui rapportait d'Espagne tous les mois de septembre, et une demi-douzaine de boîtes d'anchois et un chapelet de piments devenaient bien plus importants qu'une demi-douzaine de boîtes d'anchois et un chapelet de piments. Comme si tout un pays, l'air, la terre, les montagnes, les arbres, les sierras, les plaines, les villes, les villages, les mots et les personnes, s'était installé dans les interstices d'une boîte en carton, en réservant son essence la plus pure, la meilleure, à la peau violacée des aubergines que la grand-mère caressait, année après année, comme ses petits-enfants, avec une sorte de révérence émue au bout des doigts et une allégresse tachée de nostalgie tremblante dans les paroles.
... sous une dictature il est courant d’être lâche ...
Mon oncle voulait me marier, mais moi... Je n’avais pas envie de vivre avec un imbécile qui se serait cru autorisé à me donner des ordres.
L’événement le plus important de sa vie se produit en 1923, quand un jeune homme énergique de trente-quatre ans se présente à la famille Wagner après avoir assisté à une représentation du Festival de Bayreuth. C’est le leader du Parti national-socialiste ouvrier allemand, mais la raison de sa visite n’est pas politique. Il est persuadé qu’il n’existe aucune œuvre comparable à celle de Richard dans toute l’histoire de la musique et veut témoigner de sa ferveur aux héritiers du compositeur.
La jeune épouse de vingt-six ans, restée en retrait, assiste à cette déclaration passionnée qui lui inspire à son tour des sentiments encore plus excessifs. À partir de ce jour, Winifred vit exclusivement pour Adolf Hitler.
... le sentiment d’impunité dont jouissaient les anciens nazis dans l’Argentine de Perón était encore plus vif que dans l’Espagne de Franco.