AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

3.91/5 (sur 16 notes)

Nationalité : France
Biographie :

Diplômée de lettres modernes, Alice Carabédian est docteure et chercheuse en philosophie politique au Laboratoire de Changement Social et Politique (LCSP) de l'Université de Paris.

Source : univ-paris-diderot.fr
Ajouter des informations
Bibliographie de Alice Carabédian   (1)Voir plus

étiquettes

Citations et extraits (9) Ajouter une citation
Voici donc un petit bout de l'histoire de l'utopie :
Nous avons face à nous une créature bien étrange, qui nous regarde de biais, mais ses yeux sont perçants et brillent sous ses sourcils buissonants. Le sourire en coin n'a pas quitté son visage depuis cinq siècles. On peut lire sur ses lèvres l'ironie et le jeu. Elle est inquiétante, c'est certain. Pourtant rayonnante, elle nous entoure d'une chaleur réconfortante, celle de la force de l'espoir, qui n'a rien à voir avec la croyance, mais qui est bien plutôt le moteur de l'agir. Extralucide, elle l'est, mais pas prophète. Elle est magique parce qu'extraordinaire et excentrique tout en étant, paradoxalement, logique et rationnelle - elle l'est depuis le début. Elle n'est pas ermite : elle aime se sentir visser aux tripes par tout ce qui l'entoure, humains et non-humains. Elle se soucie du monde. Elle veut du commun et a un appétit immense. Cette créature, c'est l'utopie. Protéiforme et métamorphe, elle est traversée par le dissensus et le conflit. Elle est politique et non conformiste. Ses rides sont les marques de son histoire riche en rebondissements et aventures superbes, mais aussi des attaques qu'elles a subies. On peut dire d'elle qu'elle a beaucoup vécu. Elle aime réapparaître quand nous sommes au cœur de la catastrophe. Elle est non-lieu et bon-lieu. Étymologiquement : U-topie et eu-topie. Simultanément.
Commenter  J’apprécie          30
Tout ce qui est possible a d’abord été impossible : que la Terre soit ronde et tourne autour du Soleil ; que l’homme ne soit pas le centre du monde ni que le moi soit maître en sa demeure ; que les rois ne soient pas de droit divin ; que l’humain descende du singe ; qu’à partir d’une bactérie se soit développée la vie dont on doit peut-être l’apparition à une pluie de météorites s’étant posées sur notre rond rocher avec grand fracas il y a environ quatre milliards d’années, trimballant gaiement dans leurs valises extraterrestres acides aminés, bases nucléiques et sucres.
Qu’en allant manifester des mains soient arrachées, des yeux crevés, des personnes racisées tuées lors de contrôles policiers ; qu’il soit interdit de filmer les forces de l’ordre alors qu’elles sont lâchées dans les villes comme des hordes de loups enragés ; que des citoyens et citoyennes soient noté.e.s sur leurs façons d’emprunter les passages piétons ; qu’en regardant un écran publicitaire dans le métro, son regard soit capté par une caméra qui permette la reconnaissance faciale ; qu’une femme meure tous les deux jours sous les coups de son conjoint en France en 2020 ; qu’on enchaîne les « black Friday » et les « dry January » ; que l’ex-président de la première puissance mondiale twitte que son « bouton nucléaire […] est plus gros et plus puissant » que celui du président nord-coréen ; qu’en mangeant du quinoa ou des avocats on participe à la déforestation ou à l’appauvrissement des pays producteurs ; qu’un gouvernement confie la défense de la biodiversité aux lobbys des chasseurs et que l’impôt sur la fortune ait disparu, que les frontières se ferment, que les camps se multiplient aussi vite que les milices privées ; que les états d’urgence durent ; qu’en réponse aux désastres climatiques présents et à venir on nous propose des trottinettes électriques, du tout numérique, des villes intelligentes, des voitures envoyées dans l’espace et flottant dorénavant parmi des débris de satellites, tels d’immondes sacs en plastique au milieu des océans ; que, même éteint, un téléphone soit assez « intelligent » pour écouter et enregistrer les mots-clé de nos conversations, les transmettre et que, comme par une sournoise magie, des publicités ciblées apparaissent sur nos différentes applications et sites internet ; qu’une capsule temporelle, renfermant tel un précieux trésor les traces de la vie de ces temps-ci et une lettre affirmant que « lorsque la capsule sera retrouvée, cela voudra probablement dire qu’il n’y a plus de glace dans cette partie de l’Arctique », à destination des générations future et déposée, donc, dans la glace refasse surface seulement deux ans après avoir été déposée au lieu des cinquante ans estimés.
Autant de choses insensées, étranges, aberrantes, paradoxales et illogiques, en un mot impossibles, qui sont désormais possibles et, pire, qui sont advenues. Il nous suffira de prendre un thème, l’argent, le travail, la technologie, l’éducation, les arts, l’environnement, la mode, la santé, l’amour, le tourisme ou la peinture sur soie, on peut être sûr.e que notre bonne vieille réalité aura rattrapé la fiction et qu’on trouvera des mesures, des décisions, des pratiques, des nouvelles à ces propos qui nous feront nous écrier : « Mais c’est de la science-fiction ! »
Commenter  J’apprécie          20
S’il convient d’inventer de nouveaux récits pour raccourcir au maximum cette période de désastres, revenir à la boue, ou « revenir » tout simplement, me semble court. Il y a un gouffre entre « rêver » et « réaliser ». Gouffre qu’il ne convient pas forcément de franchir ou de combler. Gouffre sur lequel il s’agit de vagabonder. Ou du moins, gouffre qu’il s’agit toujours de rouvrir. Même si, par bonheur ou par magie, l’utopie radicale, cette chose incongrue et impossible, venait à se réaliser, le geste « radical » de cette utopie serait justement de recréer un gouffre, une faille, un biais, de ne pas s’arrêter dans son élan et de rejouer, encore et sans cesse, cette action d’ouverture, de remise en cause, de remise en mouvement et en perspective. Bref, l’utopie radicale réalisée devrait continuer à créer des utopies radicales, à raconter des histoires et veiller à ne jamais s’ossifier, à ne jamais se transformer en point final, à ne jamais « être » mais à toujours « devenir ». Voilà comment l’utopie radicale n’est pas « la poursuite de demain » (pour reprendre le titre français de cette fausse utopie techniciste et ingénieriste à la sauce Walt Disney qu’est le film Tomorrowland). Parce que l’utopie radicale, il faut non seulement la désirer, c’est-à-dire la formuler (et déjà la voilà qui change la face du monde) et travailler à la mettre à exécution, agir utopiquement et en vue de cette utopie, parce que, malgré tout, pour elle, on doit partir en quête de sa réalisation, mais précisément pas sur le mode du mythe du progrès, sur son mode à elle, sur le mode de l’utopie radicale, juste, égalitaire, non-lieu et bon-lieu, qui travaille à rester non-lieu et bon-lieu, qui s’obsède à se maintenir dans l’utopique, dans l’extravagance et l’excentrisme. L’utopie radicale, même réalisée, consiste à créer des gouffres, à formuler rêves et désirs. Encore et encore et encore. Infiniment.
Commenter  J’apprécie          10
Queer est une insulte. L'utopie l'embrasse.
Commenter  J’apprécie          40
La science-fiction peut être un territoire fertile où faire germer et pousser de telles formes inédites de lien. Justement parce qu’elle n’a pas de limites, seulement les limites de nos imaginaires et nous sommes bien loin d’en toucher les murs, tant nous sommes empêtrés et pétris de Semblable et de Même. En somme, nous avons la place et l’espace pour montrer notre pépinière à liens humains, ou posthumains ou compostistes, si l’on se sent d’une veine plus harawayienne que lévinassienne. Aller chercher au fin fond de la galaxie des entités avec lesquelles tisser ces nouvelles communautés est une façon d’agrandir notre imaginaire et donc le monde, et non pas de le détruire. S’étrangéiser toujours plus ne se fait pas contre le réel, mais c’est amener le réel à s’ouvrir et à concevoir comment ces débordements fictionnels peuvent l’enrichir.
Commenter  J’apprécie          10
Banalité de la dystopie qui est devenue terreur réelle. Aujourd’hui ce n’est plus la terreur qui est inconcevable, cette terreur qu’Isabelle Stengers, dans un écho très marqué à ce texte de 1965 de Sontag, nomme « la barbarie qui vient ». Les choses impossibles, improbables, adviennent. Surtout les pires. Ce qui nous semble inconcevable est au contraire la sérénité, la joie, l’amour, l’égalité, l’attention à l’autre, la liberté, la pluralité, bref la vie bonne, non pas « l’imagination du désastre » donc, mais bien l’imagination du bonheur. Ce qui nous semble inconcevable, c’est l’utopie.
Commenter  J’apprécie          10
L'utopie parce qu’elle est profondément politique – contrairement aux totalitarismes qui veulent effacer la condition de pluralité et détruire tout ce qu’il y a de commun – et parce qu’elle est ouverture (spatiale, temporelle…) doit se penser du côté du contact.
Commenter  J’apprécie          10
Quand on s'intéresse à l'utopie, on apprend très vite à gérer sa frustration. En effet, on trouve vraiment très peu (et j'insiste là-dessus) de représentations frontale d'utopies positives. Il faut donc apprendre à déceler l'utopie dans les brèches, dans les pratiques, dans les identités, dans les personnages, dans les mises en récit, dans les rencontres. Mais je dirai que la frustration est le second nom de l'utopie (mais une frustration qui pousse à agir et non une frustration incapacitante !) puisque l'utopie est affaire de désir : désir d'autrement, désir pour une vie meilleure, désir d'altérité.
Commenter  J’apprécie          00
Alors tant que tout ne sera pas marge, le pouvoir de changement et de transformation des marges sur l'entièreté des marchés du monde restera... marginal.
Commenter  J’apprécie          10

Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Alice Carabédian (30)Voir plus

¤¤

{* *}