Elle a mis son livre de côté. Le fait même qu'elle pût se résoudre à s'en écarter m'a étonnée. J'avais supposé qu'il en était venu à prendre ma place, une chose qu'elle pourrait aimer sans risque de la perdre.
Depuis notre plus tendre enfance elle (sa sœur) avait toujours aimé me déchausser, pour être sûre que je ne puisse pas partir.
Je savais à quel point les mots sont essentiels pour la vie. Je me dis que si j’en donnais quelques-uns des miens à ce corps, il se rétablirait.
Était-ce bêtise de ma part d’envisager une chose pareille ? Ou imbécillité ? Pareille pensée me serait-elle venue en un lieu affranchi des vents léchés par les flammes et des médecins en blouse blanche ?
Voilà de bonnes questions. J’y pense souvent, mais je n’ai jamais essayé d’y répondre. Les réponses ne m’appartiennent pas.
Maman avait toujours beaucoup aimé la musique et l’endroit résonnait de notes éclatantes ; elles nous étaient parvenues dans le wagon à bestiaux et nous avaient attirés dehors avec une gaieté dont il convenait de se méfier. Avec le temps, nous découvririons le fond de cette supercherie et saurions nous méfier de cette musique de célébration qui en fait n’était essentiellement synonyme que de souffrance. L’orchestre avait pour tâche de berner tous ceux qui entraient. Ils étaient contraints, ces musiciens, de faire usage de leur talent pour duper ceux qui débarquaient à contrecœur et les convaincre que l’endroit où ils étaient arrivés n’était pas entièrement dépourvu des valeurs humaines et d’un goût de la beauté. La musique redonnait courage aux foules d’arrivants et les accompagnait de ses effluves au moment où ils franchissaient l’entrée.
Je crois que ça ne vaut rien de parler aux morts. Si tu leur adresses la parole ici, tu ne tardes pas à cesser de parler ta vraie langue, quelle qu'elle soit.
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Elle dessine et elle peint. Surtout des animaux et des plantes. Elle fait le recensement des êtres vivants et de ceux qui ne sont plus en vie. Ça fait son bonheur.”
C’était une façon polie d’exprimer les choses. Ça la rendait peut-être moins heureuse que ça ne diminuait ses larmes. Je songeai au coquelicot sur la paroi du wagon à bestiaux, comment la fragilité des pétales l’avait soutenue
L'aiguille a fait de moi une mischling, mais le mot prenait un sens différent du terme que les nazis nous imposaient, toutes ces froides et horribles équations de sang, de culte et d'héritage. Non, j'étais un hybride d'un genre différent, un être composite à la puissance né de ma souffrance. J'étais maintenant constituée de deux parties.
quand la bonté est absente, on s’invente de nouvelles données et de nouveaux systèmes auxquels il est possible de croire, et là, à cet instant précis – par bêtise ou imbécillité – j’ai cru qu’un corps pouvait s’animer grâce au souffle d’un mot. Mais il va sans dire que ces paroles ne convenaient pas du tout. Aucune d’entre elles n’était en mesure de déverrouiller la vie de ce corps ni suffisamment puissante pour le réparer. J’ai cherché à offrir un autre mot, un mot plein de bonté – il en existait forcément un, j’en étais sûre – mais le garde ne m’a pas laissée finir. Il m’a tirée brusquement et nous a forcées à hâter le pas, impatient de nous faire prendre une douche, de nous préparer et de nous numéroter afin que puisse commencer notre vie dans le Zoo de Mengele.
Auschwitz était conçu pour nous emprisonner, Birkenau pour nous exterminer.
Il avait essayé de faire de nous des monstres. Mais, finalement, il était son propre défigurement.
Ce terme de mischling, nous l’entendions de plus en plus souvent au fur et à mesure de notre croissance, et son emploi en notre présence avait donné à Zayde l’idée de nous offrir la Classification des êtres vivants.