Portrait : Aeham Ahmad , le pianiste de Yarmouk
Niraz n'avait pas de sonnette non plus, mais nous étions convenus d'un signal: nous devions lancer un caillou à sa fenêtre, pas trop gros car ses vitres étaient parmi les rares encore intactes dans le quartier. Il avait peut-être eu de la chance jusque-là, mais il avait aussi été prévoyant: dès que les bombes tombaient, il ouvrait les fenêtres pour qu'elles ne volent pas en éclats.
Les checkpoints de l'armée et des rebelles étaient à portée de vue l'un de l'autre. Des no man's lands de ce genre, il y en a partout en Syrie. Je n'ai jamais réussi à comprendre: les troupes du régime et de l'opposition se font face pendant des mois. Puis les ordres changent soudain et ils se tirent dessus.
Les rebelles avaient le droit de quitter Yarmouk s'ils rendaient les armes et retournaient "dans le giron de la patrie". Cette offre ne valait pas pour les civils voulant fuir Yarmouk par peur de Daech. C'est pourquoi certains s'achetaient une arme ou une grenade à prix d'or afin de pouvoir la déposer à un checkpoint. Les soldats photographiaient ces gens avec "leurs" armes et leur faisaient signer une déclaration sur l'honneur, selon laquelle ils renonçaient à la violence. La plupart, cependant, ne réapparaissaient pas dans le giron de la patrie, mais en Turquie, en route vers l'Europe.
Alors que Niraz était encore en train de monter son appareil [photo], une femme est soudain apparue, un plateau dans les mains. Elle était tellement ravie, nous dit-elle, que quelqu'un vienne avec un piano dans ce quartier désolé, qu'elle avait préparé ce qui lui restait de café. Elle le gardait depuis longtemps pour une occasion particulière. Le temps était venu. Elle voulait boire son dernier café ici et maintenant, tout en m'écoutant [jouer du piano]. [...] C'est à ce moment-là que j'ai remarqué le gazouillis de trois oiseaux. Ils étaient posés sur la rambarde d'un balcon au troisième étage, juste en face de moi. Un petit miracle. Les oiseaux étaient les premiers à fuir à chaque tir, à chaque explosion de grenade. Si d'aventure quelques-uns s'égaraient à Yarmouk, ils étaient abattus sur-le-champ. Après tout, les estomacs étaient vides. Lorsque je me suis mis à jouer, les oiseaux ont recommencé à chanter.
Les images ne racontent jamais le début d'une histoire. Et elles taisent ce qui est ensuite advenu.