Il tend la main et, du bout du doigt, trace les courbes du visage endormi et sourit avec tendresse.
Il vient de trébucher sur le bonheur.
"Il n'a aucune chance", souligne Chip.
"Je sais... Il le sait... Julie le sait... Mais que voulez-vous ? C'est une petite ville ici... Les coeurs y sont à l'étroit."
"Ceux au sucre sont les meilleurs", fait Chip, enthousiaste.
"Il n'y en a qu'au sucre", note-t-il. platement.
"justement", gouailleur.
Chip a les tripes qui se nouent. Rien de ce qu'il a envisagé pour ce samedi ne se passe comme il se l'est imaginé. Tout est mieux. Tout est pire.
"Ils sont en mille morceaux, ces mecs, ça serait cool que chacun soit la colle de l'autre."
Le choc qui suit est tellement brutal que son chariot dévie de 90 degrés. Obnubilé par l'heure, Warren en a oublié de regarder devant lui. Il relève les yeux pour croiser plusieurs clients à la mine accusatrice. Il leur offre un rictus de contrition puis se tourne vers la droite et l'autre chariot qu'il vient littéralement de défoncer.
Derrière celui-ci, un homme hébété et entre ses mains, à hauteur de poignée, une petite fille apeurée.
On pense que le bruit d'un cœur qui se brise ressemble à celui d'éclats de verre, mais en réalité, c'est celui d'un déchirement. La douleur qui l'accompagne est infinie.
« Il est très beau, vous ne trouvez pas ? »
Chip en reste pétrifié, l’index de Teejay pointé sur lui.
« Il l’est », confirme-t-elle avec affection.
« Il est plein d’imperfections. »
Il se penche et s’appuie sur ses genoux pour scruter Chip de plus près, comme on scrute une œuvre d’art.
« Il est vraiment très beau », avec un sérieux déconcernant.
Il tend lentement une main vers le visage de Chip mais ce dernier se rétracte. Teejay émet un petit rire de gorge et se redresse, mains sur les fesses. Il lève les yeux au ciel et soupire.
« Au revoir », lance-t-il abruptement, avant de faire demi-tour.
« Thé vert aux mangues et caramboles », en lui servant une tasse.
« Original comme mélange », en enlevant ses lunettes et ses gants.
« Toxique à haute dose », précise-t-il.
« Voilà qui est rassurant », un rien perplexe.
« Tu ne crains rien », inébranlable alors qu’il rempli la deuxième tasse.
« Je sais », redevenant sérieux.
Les silences font partie de leurs conversation, Chip s’y est habitué et n’en éprouve plus aucune gêne. Il y a, dans l’écho de ce « tu ne crains rien » comme une réponse à toutes les questions qu’il n’a eu de cesse de se poser depuis leur première rencontre.
« Alors je peux ? », dit Teejay d’une voix blanche, alors que ses yeux glissent sur la bouche de son vis-à-vis.
Pour toute réponse, Chip lui offre un large sourire suivi d’un hochement de tête. Il ne bouge pas, lui laissant l’initiative. Teejay relâche le plateau, cale ses mains sur la marche et y prend appui avant de se pencher, la tête légèrement inclinée.
Le baiser n’a plus rien de chaste mais il est un peu étrange, à l’image de celui qui le donne. Funambule et en déséquilibre.