Parle à mon culte, mon esthète est malade
En 1897,
Oscar Wilde n'est plus ce dandy délicat, lettré mondain, qui éblouit le monde de ses
aphorismes, pièces et roman.
Condamné à deux ans de travaux forcés pour outrage aux bonnes moeurs à la suite d'un procès inique qu'il a eu l'idée suicidaire d'intenter au père du jeune Bosie, son amant, il croupit, tondu, humilié, déshonoré, ruiné, épuisé, dans son habit de bagnard au fond d'une geôle à Reading où il n'est plus désormais qu'un matricule : C.3.3.
Seule éclaircie dans cet univers de désespérance, le nouveau directeur du bagne lui a autorisé l'usage limité d'encre et de papier. C'est ainsi que Wilde a pu, au rythme d'une page par jour et sans pouvoir se relire, écrire cette lettre destinée, à Bosie.
Document à la fois brillant, étonnant et agaçant, ce de Profundis, semble s'adresser autant à Bosie, qu'à lui-même et au monde. Il est conçu à peu-près en 3 parties : reproches et justifications, résilience mystique et enfin, perspectives.
Wilde commence par un violent réquisitoire à l'encontre de Bosie qu'il décrit comme un être lâche, égoïste infantile et méprisable, intellectuellement faible, véritable sangsue vidant le compte en banque de l'écrivain et l'empêchant de se consacrer à son art.
Cette partie contient des passages formidables, d'une méchanceté inouïe : « tu n'as jamais eu de motivations ! Tu n'as eu que des appétits. Une motivation est un objectif intellectuel » ou « Tu avais été un élève paresseux, tu as été un étudiant pire encore »…Tout en faisant mine de s'accuser (« c'est à moi que j'adresse des reproches …», « je m'en veux terriblement »), Wilde tente de justifier par le haut sentiment de l'Amitié, le parcours qui l'a conduit à la ruine.
S'agissant de quelqu'un plaçant l'esthétisme au-dessus de toute autre considération, on peut être étonné de la trivialité que constituent les rappels aussi fréquent des sommes dépensées par prodigalité pour son amant, la liste des différents séjours dispendieux…Ces détails prosaïques contrastant par ailleurs, avec une autoglorification qui laisse pantois : « Que j'étais un homme de génie ? Les Français l'ont compris, comme ils ont compris l'originalité de mon génie… », « pour un artiste tel que moi, pour un personnage de mon rang… », « comment un artiste de ma distinction, un homme qui, par le truchement de l'école et du mouvement qu'il incarnait… ».
Du fond du trou, Wilde cherche à regagner son piédestal d'artiste béni des dieux, mais l'ensemble sonne parfois comme une « Cage aux folles » pathétique. Avec, un éléphant au milieu de la pièce. Car Wilde magnifie sous le terme d'amitié, une relation d'où il semble tenir pour négligeable toute notion physique et sexuelle, n'évoquant par exemple, que subrepticement les virées dans les maisons de plaisir et les gitons dont Bosie et lui étaient entourés et friands.
Or, si on écarte aussi, cette dimension de plaisirs physiques, on ne comprend guère comment un « génie » tel que lui a pu se conduire de manière aussi stupide. Wilde reviendra néanmoins un peu plus sur cet aspect, plus loin dans sa lettre.
Mais et c'est pour moi le sommet de cette oeuvre, soudain, cette partie ambigüe s'achève d'une phrase, magnifique tocsin : « Et la conclusion de tout cela est qu'il me faut te pardonner ». Formidable contre-pied qui vient cueillir le lecteur par surprise.
Et commence ainsi la deuxième partie, la plus complexe et la plus trouble. Ambitieuse aussi.
En annonçant renoncer à la rancoeur et l'amertume, Wilde développe un argumentaire philosophique complexe, centré sur la vie du Christ assimilé à un artiste ayant fait de sa vie un chef d'oeuvre (au fond, ce à quoi aspire Wilde). Il faut quand même sérieusement s'accrocher pour s'y retrouver, les développements étant particulièrement touffus et truffés de références dont on peine quand même à s'extraire. Là aussi, tout en parlant d'humilité retrouvée, Wilde manie fortement l'encensoir : « …j'avais transformé l'esprit des hommes et la couleur des choses. Il n'y avait rien que je disais ou faisais qui ne suscitât un étonnement émerveillé », « peu d'hommes occupent une telle place de leur vivant », « tout ce que je touchais je le parais d'une beauté nouvelle », « j'ai éveillé l'imagination de mon siècle au point que celui-ci a créé autour de moi un mythe et une légende »…
Ensuite, Wilde revient sur ce qui lui a été reproché, retrouvant à ce moment-là, de vrais accents de sincérité crue. S'il évoque une perversion dans ses passions, ou d'avoir « festoyé avec des panthères », il écrit aussi ne pas regretter un seul instant avoir vécu pour le plaisir et que « seuls les pêchés de l'âme sont honteux », retrouvant ainsi un peu de sa fierté si durement entamée et rappelant l'atroce iniquité dont il a été la victime.
Il tente également de se convaincre que la souffrance nourrira son Art et essaye de donner un sens à ses souffrances, tirant d'elles, des passages magnifiques : « La joie et le rire peuvent parfois dissimuler un caractère grossier, dur et insensible. Mais derrière la douleur, il y a toujours la douleur. ».
Enfin, dans une dernière partie de cette longue lettre, Wilde s'adresse à nouveau à Bosie. Il lui rappelle notamment comment la haine de son pitoyable amant pour son père est à l'origine du procès qui a entrainé cette descente aux enfers en permettant à la société se venger durement. En reconstituant le processus tragique par lequel il s'est laissé emporter de manière aussi bravache que stupide, Wilde essaie à nouveau d'ouvrir les yeux de Bosie sur la nécessité de se connaître réellement l'un l'autre, après des exercices d'introspection.
Pour autant, après une telle litanie de reproches, on ne peut que s'interroger sur le fait qu'à la fin, Wilde ouvre à nouveau la porte à Bosie, l'invitant ardemment à lui écrire.
(Cette ambiguïté trouvera d'ailleurs sa concrétisation à la libération
De Wilde, quand les deux amants se retrouveront à nouveau, pour une vie encore consacrée à la luxure dispendieuse).
Une oeuvre souvent bouleversante, parfois déroutante, profondément désolante. Si comme il l'écrira dans la
Ballade de la geôle de Reading, « tous les hommes tuent ce qu'ils aiment », nul doute qu'
Oscar Wilde n'aura eu de cesse de mettre fin à son amour pour lui-même.