Road-trip littéraire en Autriche et en Allemagne par un ancien responsable éditorial à la retraite reconverti en conférencier spécialisé en littérature slovaque contemporaine, «vendeur-ambulant» et instrument de la politique culturelle de son pays, comme il se définit lui-même, parcourant salons et festivals littéraires dans une Mitteleuropa dont les frontières géographiques viennent encore une fois de bouger en cette fin de siècle. Si l'identité du personnage narrateur n'est jamais citée explicitement, ce dernier incarnerait de toute évidence un double fictionnel de l'écrivain. Unanimement considéré comme le plus grand auteur contemporain de Slovaquie,
Pavel Vilikovsky, décédé en 2020, n'avait en effet commencé à connaître une véritable notoriété en tant qu'écrivain qu'après la Révolution de Velours, ayant auparavant, lui aussi, travaillé longtemps en tant qu'éditeur et traducteur.
UN CHIEN SUR LA ROUTE est un roman qui se tient en parfait équilibre entre le récit d'inspiration autobiographique à l'ironie douce-amère et l'histoire d'une rencontre amoureuse tardive et improbable, à la fois solaire et crépusculaire, décrite ici avec une grande sensibilité et réalisme, touchante y compris dans ses hésitations et maladresses (dont un scène au lit à mon sens anthologique, comme on en voit rarement en littérature, moins en tout cas, dirais-je, que dans la vraie vie..!).
Tout en brossant donc l'autoportrait sans concessions d'un intellectuel vieillissant, en perte de sens dans son rôle officiel d' «ambassadeur culturel» de son pays,
UN CHIEN SUR LA ROUTE ne cesse de témoigner d'un amour inconditionnel pour la littérature en général et d'évoquer le désarroi de son auteur face à la marchandisation et à la standardisation outrancières qui règnent de nos jours sur la création littéraire («Aujourd'hui…qui aurait besoin d'un éditeur, un poste budgétaire inutile dans le coût du livre fabriqué de toute façon à perte? Au mieux, une maison d'édition un peu plus sérieuse embauchera un correcteur» - ou encore : «De même [que les cathédrales gothiques] les livres-cathédrales de jadis, on n'en trouve plus aujourd'hui ; aujourd'hui ne sortent que des livres qui ressemblent aux temples modernes : beaux à première vue, bien éclairés et accueillants. On peut s'y asseoir et passer un moment agréable mais la foi n'y est pas »).
L'auteur dresse également un réquisitoire éloquent contre les tentations nationalistes et les réappropriations identitaires auxquels chacun essaierait tant bien que mal de se raccrocher dans le contexte d'une nouvelle redistribution des cartes géographiques en Europe centrale, redessinées suite à la chute du mur de Berlin et à l'effondrement du bloc communiste.
«Il suffit de prendre un peu de recul et toutes ces couleurs nationales, soigneusement différenciées, se confondent en une tache centreuropéenne; (..) parler de nation n'a aucun sens ». Historiquement obligées à cohabiter sous différentes bannières impérialistes, unifiées artificiellement sous la tutelle politique de l'empire autrichien, puis soviétique, soumises aux aléas d'un pangermanisme historique (dont la survivance en filigrane d'un certain «Lebensraum», culturel et littéraire en tout cas, serait par ailleurs toujours perceptible en Europe centrale où un passage obligatoire par l'Allemagne est souvent de mise), les nouvelles entités politiques autonomes y émergeant à la fin de XXe siècle peinent à trouver une identité culturelle propre et se font souvent accompagner d'un mouvement de réveil «national» qui ne peut, selon Pavel , que conduire chacune de ces petites nations à se réfugier derrière leurs plus petits (et pires aussi, selon l'auteur!) dénominateurs communs respectifs..!
Que voudrait par ailleurs dire exactement «pur slovaque», se demande-t-il ironiquement?
«Un ciel slovaque, magyar, autrichien, serbe, croate, roumain…jusqu'à ce que Dieu en ait marre et fulmine : Je vous en donnerai du ciel ! Oust, espèce de voyous ! Allez brûler en enfer ! Bon, mais je dois avouer que j'ai aussi un ciel national slovaque. Chez nous tout ce qui est slovaque est toujours renforcé par l'adjectif national, comme si slovaque en soi n'était pas encore du pur slovaque ou bien comme s'il pouvait y exister un autre slovaque, pas national…».
Les Slovaques, plus particulièrement, en prendront ici bien pour leur grade! Qui aime bien, châtie bien, n'est-ce pas ? Par exemple, à propos de la jeune république Slovaque : «Nous avons toujours su adapter tous les régimes à notre image, nous avons su les apprivoiser, et c'est probablement la raison pour laquelle il nous est si difficile de nous en séparer – ils sont imprégnés de notre sueur et de notre odeur. Ça pue comme à la maison. Même la démocratie a déjà eu le temps de s'imprégner d'une authentique slovaquité. C'est comme ça : quelle que soit la nourriture qu'on nous donne à manger, nous régurgitons toujours des pommes de terre et du chou».
Obsédé et par moments littéralement possédé par l'esprit de
Thomas Bernard qu'il n'arrive pas, malgré tous ses efforts dans ce sens, à exorciser complètement, notre commis-voyageur voue une fascination sans bornes à l'écrivain autrichien. Cette dernière n'est pas pour autant dénuée d'une certaine ambivalence. C'est ainsi que, ne cessant de faire des détours exprès pour aller visiter des lieux emblématiques cités par
Thomas Bernhard, telle Schwarzach par exemple, le narrateur sera à chaque fois déçu par les attentes créées chez lui par l'écrivain, ou encore, évoquant dans un autre passage tout « l'enthousiasme et l'agacement» que l'autrichien éveille en lui, il finira par avouer: «parmi les écrivains que je n'aime pas,
Thomas Bernhard est mon favori » !
On peut dire, comme le narrateur lui-même le reconnaîtra, que
Thomas Bernhard est une sorte de « frère aîné » de notre vrp littéraire, celui même qu'on ne peut s'empêcher de vouloir imiter, mais dont on aimerait, ô combien, pouvoir se séparer. Dans tous les cas, les liens de parenté sont solides et indiscutables.
Qu'est-ce qui pourrait en même temps les différencier ?
Le fait que l'auteur ne se sente pas comme quelqu'un « d'exceptionnel » comme le grand imprécateur autrichien ? «
Thomas Bernard - nous dit-il – est constamment en pétard. Il considère le monde comme une offense envers sa personne. Il se sent offensé par le fait que les gens qu'il doit fréquenter ne sont pas exceptionnels comme lui». Notre «vendeur-ambulant» préfère lui se demander systématiquement ce qu'il tient dans ses mains quand il «essaie de tâter sa vie»: «Moi, voyons, l'homme jeté à la merci du monde comme tous les autres. Seulement, qu'en est-il sorti de cette mienne souffrance ? (…) Je suis arrivé, au bout de soixante ans, à être juste un petit camelot avec son éventaire plein de verroterie, de peignes et autre pacotille. Mais ce n'est pas important (…) S'il n'y a rien de tragique en moi - alors qu'y a-t-il en moi ?».
Voilà, à mon sens, qui illustre bien tout le charme de ce récit tracé d'une plume sensible et sobre qui s'exerce à pratiquer autant l'hétéro que l'auto observation, l'hétéro que l'auto critique, où le sens de la formule lapidaire remplace à merveille des considérations geignardes ou les plaintes interminables, où l'ironie douce-amère teintée de mélancolie ne permet jamais d'atteindre des taux d'acidité trop corrosifs et dangereux pour la santé de tous, où un regard certes acerbe, mais toujours empreint d'humanisme et d'une certaine autodérision empêche systématiquement de s'auto-complaire dans ses propres obsessions, de se délecter de ses colères et diatribes personnelles, de se contenter de ses idoles et de ses mirages, pas plus que de ceux de ces contemporains.
Pavel Vilikovsky n'aime pas les certitudes arrogantes, pas plus que les lamentations inutiles, déteste l'hypocrisie et s'oppose farouchement aux nationalismes comme réponse au terrible «déracinement de l'homme contemporain ».
Dans le concert euphorisant qui a suivi l'avènement d'une mosaïque de petits Etats en Europe,
UN CHIEN SUR LA ROUTE lance un véritable pavé dans la mare centrale! L'auteur aura choisi pour épigraphe de son livre ce petit mot sibyllin du pionnier
Youri Gagarine : « Je ne sais toujours pas si je suis le premier homme ou le dernier chien »; le «chien» du titre n'est autre, en fin de compte, que Pavel Vilikoksvi lui-même, invitant par l'intermédiaire de son double littéraire désenchanté ceux qui se laissent embarquer sur le chemin de l'illusion nationaliste à ouvrir les yeux et à rester vigilants. Attention ! Chien égaré sur la voie publique! Arrêtez de circuler comme si une autoroute sans dangers s'ouvrait désormais droit devant vous!