« Cette nuit-là, dans sa maison de Pomona, le président Arbenz dit à sa femme, Maria Vilanova :
- Les Etats-Unis nous ont envoyé un chimpanzé comme ambassadeur.
- Et pourquoi pas ? rétorqua-t-elle. Ne sommes-nous pas pour les gringos une sorte de zoo? » (
Mario Vargas Llosa,
Temps sauvages, Gallimard, 2021, p.252)
Tout le monde se souvient de Salvador Allende et de l'odieux coup d'Etat de Pinochet, mais qui garde mémoire de Jacobo Àrdenz et de la manière dont les Etats-Unis s'en débarrassèrent une vingtaine d'années auparavant au Guatemala ? Comme une répétition de tous les mauvais coups qu'ils allaient se permettre pendant des décennies dans ce sous-continent qu'ils considéraient comme leur chasse gardée ?
Et si les événements des soixante-dix dernières années en Amérique latine trouvaient pour beaucoup leur origine dans une énorme « fake news » (à l'époque, évidemment, on n'aurait pas utilisé ces termes, on aurait simplement parlé d'un mensonge de propagande), la prétendue adhésion au communisme du gouvernement de Jacobo Àrbenz, arrivé légitimement au pouvoir au début des années cinquante au Guatemala, et sa non moins supposée allégeance à l'Union soviétique ? Si la montée en puissance des dictatures militaires dans les années soixante, l'extension des mouvements de guérillas ou des groupuscules paramilitaires, dont certains survivent encore aujourd'hui, la dérive de la Cuba castriste vers un régime autoritaire, les guerres civiles au Nicaragua ou au Salvador, et même simplement, débordant la seule sphère des combats politiques, la violence exacerbée, le règne de la loi de la jungle, qui semblent être encore l'apanage de tout le continent, d'Ushuaïa à Tijuana, si nombre de ces évolutions avaient été inaugurées par cette première grosse démonstration d'ingérence ? C'est un peu la morale que
Mario Vargas Llosa tire à la fin du formidable récit qu'il fait, dans ce dernier roman, de ces événements du Guatemala, et de la rencontre qu'il relate, dans les dernières pages, avec l'une de leurs protagonistes, Marta Borrero Parra, « Miss Guatemala » (un surnom plus qu'un titre réel)+… Au début du texte, l'écrivain péruvien montre comment
Edward L. Bernays, l'auteur de
Propaganda, un manuel de manipulation en matière de communication encore utilisé aujourd'hui dans les meilleures écoles de publicité, se met au service de la United Fruit - géant américain de la production et du commerce des fruits (en particulier la banane, objet, alors, d'un nouvel engouement mondial !), exploitant les paysans dans toute l'Amérique latine, sans pour autant payer d'impôts (tiens, tiens, ça ne vous évoque rien aujourd'hui ?) dans les pays où l'entreprise est installée – pour trouver une parade aux projets politiques qui la menacent, en particulier la réforme agraire annoncée par le nouveau président guatémaltèque, Jacobo Àrbenz. Bernays, pour l'intelligence machiavélique
duquel
Vargas Llosa cultive une certaine admiration , réussit à imposer au gouvernement des Etats-Unis et, surtout, aux principaux titres de la presse américaine, la fiction d'un gouvernement guatémaltèque poste avancé de l'Union soviétique en Amérique centrale, l'imaginaire adhésion d'Àrbenz et de son équipe aux idées communistes, quand le nouveau président était essentiellement un démocrate libéral séduit par un socialisme modéré, davantage soucieux du bien-être de son peuple, et, en particulier, de la communauté indienne, que ces prédécesseurs. L'opération de déstabilisation, ourdie conjointement par le gouvernement américain, la CIA, les nervis de la United Fruit, et leurs hommes de paille dans l'armée guatémaltèque, se met dès lors en branle. Tout l'art de
Mario Vargas Llosa, conteur roué à la langue souvent truculente, consiste à transformer cette tranche d'histoire en un véritable thriller politique, dont les héros, humains trop humains, sont souvent, derrière les positions honorables et les habits officiels, de pauvres hères… Ces
Temps sauvages, c'est un peu l'Arturo Ui de
Brecht, rejoué dans le kitsch baroque d'une capitale coloniale ! le général putschiste Carlos Castillo Armas (dit « Caca »…), Johnny Abbes Garcia, le chef de sécurité, l'homme de tous les coups bas, l'ambassadeur américain Peurifoy, cheville ouvrière de l'opération (surnommé le boucher d'Athènes pour le rôle qu'il venait de jouer dans la prise du pouvoir par les Colonels en Grèce), brute sans âme ni conscience, sont quelques-uns des protagonistes un peu minables d'un drame dont les ressorts sont parfois moins politiques qu'émotionnels, affaires de désir, de jalousie ou de rancoeur. Trujillo, dictateur sanguinaire de Saint-Domingue et inoubliable personnage principal d'un précédent roman de
Vargas Llosa, revient également ici pour jouer sa partition personnelle, compliquer un peu plus la manoeuvre américaine. Seuls Jacobo Àrbenz, sa femme Maria Vilanova, et son prédécesseur à la présidence, Juan José Arevalo, semblent montrer un semblant d'intégrité, de décence et de sagesse (ou de naïveté ?) politique au milieu de ce panier de crabes… mais ce ne sont pas les plus choyés par l'auteur, qui dévoile depuis longtemps un goût certain pour les génies du Mal (Ah, ce Celte, aussi, d'un roman précédent, quel bon souvenir !), et le fait amplement partager au lecteur. Et puis, comme une sorcière agissant entre l'ombre et la lumière, tout au long du roman, usant de ses charmes autant que de sa vivacité d'esprit, la belle Marta, « Martita », amante tour à tour des uns et des autres, mène la danse, égérie tirant souvent les pires des ficelles, ...mais l'auteur n'est pas le dernier qu'elle séduit, cet écrivain qui a toujours su magnifier l'amour, dans tous ses états ! Oui, tout cela, c'est vrai, ressemble à une farce… Mais quand c'est juste pour le génial
Vargas Llosa, comme ça l'était pour
Shakespeare en son temps, la meilleure manière de rendre à
L Histoire tout son sens, alors n'en boudons ni la leçon, ni notre immense plaisir de lecture !