C'est à travers l'histoire (avec un petit h) d'Ida, qu'
Elsa Morante nous emmène revisiter l'Histoire de l'Italie, et par là même l'Histoire de l'Europe, de la première moitié du vingtième siècle.
Ida est une petite institutrice, dont la mère était juive, et qui élève seule son fils. Mais Ida est surtout « restée, au fond, une fillette, car sa principale relation avec le monde avait toujours été et restait (consciemment ou pas) une soumission apeurée ». Un soir de janvier 1941, elle est victime d'un viol par un soldat allemand aviné. Un enfant naitra de cette relation, Useppe qu'Ida aimera d'emblée et pour qui elle nourrira les pires angoisses, en ces temps barbares de deuxième guerre mondiale. Des angoisses dignes d'une louve pour son petit, des angoisses viscérales, irrationnelles pour ce petit être si fragile et surtout, surtout, innocent.
Cette histoire, somme toute banale (je devrais écrire tristement banale), est l'occasion pour
Elsa Morante de témoigner du climat politique de l'Italie durant les années 1930 à 1950. Tout est passé en revue, les courants anarchistes, les groupuscules fascistes et la fascination du peuple d'avant-guerre pour les pouvoirs forts, sur fond de pauvreté du Sud. Puis les lois raciales, la déportation des Juifs du ghetto de Rome et la résistance communiste et antifasciste (tiens, j'entends le refrain de Bella Ciao en sourdine). Et enfin l'énorme espoir, qui a accompagné la libération, vite effacé devant la monstruosité des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki.
On devine une
Elsa Morante désenchantée, déprimée, désespérée même. Elle dira elle-même : « Par ce livre, moi, qui suis née en un point d'horreur définitive (c'est-à-dire notre vingtième siècle) j'ai voulu laisser un témoignage documenté de mon expérience directe, la Deuxième Guerre mondiale, en l'exposant comme un échantillon extrême et sanglant de tout le corps historique millénaire. »
Un mot sur le style, maintenant … En toile de fond d'un tel roman, se pose la question de « comment écrire sur la Shoah quand on ne l'a pas vécue soi-même, quand on en a été que le témoin ou le dépositaire ? Où trouver les mots pour dire l'horreur ? Y a-t-il seulement des mots ? » Epineuses questions, je trouve. Je dirai même plus questions insolubles.
Elsa Morante choisit le ton neutre, au risque de passer pour indifférente. Elle fait aussi appel aux rêves qui assaillent Ida, rêves très « réalistes » dans le sens qu'ils ressemblent à nos propres rêves, parfois en noir et blanc, parfois sans aucun son. Puis Elsa montre Ida en proie à des voix imaginaires entendues par elle seule. le risque est bien sûr de faire passer Ida pour à moitié folle ou bien pire d'insinuer le doute quant à la véracité des camps de concentration, de la persécution des Juifs et autres races impures et êtres dégénérés (ce ne sont bien sûr pas mes mots, mais ceux de la propagande nazie).
Mais Morante manipule ces rêves, ces images, ces voix avec brio, avec infiniment de brio, de sorte que l'on comprend que cette façon d'écrire permet une infinie délicatesse, une distance respectueuse, un flou salutaire. Et aussi une certaine honnêteté intellectuelle, puisque l'auteure n'était pas directement présente. En plus, en utilisant les rêves, elle dote les images d'une force symbolique très puissante, et du coup donne bien une idée des événements terribles. Et nous, nous savons que la réalité était encore bien au-delà que les pires cauchemars d'Ida.
Elsa se devait aussi d'écrire dans cette Europe d'après-guerre, qui ne voulait pas savoir, où « les récits des Juifs ne ressemblaient pas à ceux des capitaines de navire ou d'Ulysse, le héros de retour dans son palais. Ils étaient des figures aussi spectrales que des nombres négatifs, en dessous de toute vision naturelle et incapables de susciter même la plus banale sympathie. Les gens voulaient les éliminer de leurs journées, comme dans les familles normales on élimine la présence des fous ou des morts. »
En conclusion, c'est une lecture difficile, nécessaire, indispensable. Bien loin d'une lecture de vacances. Lisez «
la storia », en dépit de sa longueur (940 pages quand même), de certains passages fastidieux et de l'atmosphère assez plombante qui s'en dégage. Et n'oublions que nous aussi nous sommes les enfants de cette époque …
Et puis tout à la fin surgit une mince lueur d'espoir. Ce magnifique explicit, cet hommage masqué à
Antonio Gramsci, philosophe italien, emprisonné par les fascistes dans la prison insalubre de Turi où il trouvera la mort : « Toutes les graines n'ont rien donné sauf une : je ne sais pas ce qu'elle peut être, mais c'est probablement une fleur et non une mauvaise herbe ».