Christina Mirjol, avec un sens appuyé de la mise en scène, a réussi une expérience très originale : au tamis de sa sensibilité et de son sens aigu de l'observation, au tamis de son art de la concision et de la fulgurance, l'auteure a fait collection de cris.
Une multitude de cris, depuis
les cris les plus doux jusqu'aux plus violents,
les cris les plus silencieux au plus assourdissants,
les cris les plus évidents jusqu'aux plus ind
icibles,
les cris les plus contemporains aux plus ancestraux,
les cris les plus réalistes aux plus absurdes. Son tamis, large et ambitieux, aux mailles en fibres de réalisme, de neutralité, de lucidité, de burlesque et d'humour, mailles bien resserrées, permet de capter ces invisibles et frétillants cris intérieurs.
Des cris numérotés, épinglés, non pas décortiqués, mais pudiquement exposés en bonne entomologiste qui sait préserver la douceur et le brillant d'une carapace. le cri derrière l'apparence de vie, le cri finement observé derrière des scènes de la vie quotidienne d'apparence ordinaire, scènes qu'un des personnages, « l'auteur », vient parfois expl
iciter pour mieux nous faire sentir la mise en scène qui régit toute vie en société la transformant en absurde mascarade.
Différences intergénérationnelles, lassitude et perte de sens au travail, surconsommation, jalousie, place de l'artiste dans le couple, sens de la vie, crime perpétré, commérages incessants, racisme et peur des étrangers, voilà pêle-mêle, entre autres, les scènes qui se suivent et ne se ressemblent pas, rendant la
lecture curieuse et excitante, un peu comme si nous passions avec une certaine fascination, mais non un certain malaise, d'un scarabée vert doré à une mygale noire, d'une planche à une autre, d'un cri inoffensif à un cri percutant sans crier gare, même si souvent deux ou trois cris d'affilés forment une trame narrative…
Prenons le cri n°44. C'est une mygale. Aux poils urticants. Effrayante.
« Un oeil
Noir. Accroupi. Vrac. Lac. Torche. Gémissements, on dirait. Corps. Derrière les griffes acérées du taillis, noirceur. Noirceur dehors. Noirceur dedans. Noirceur enfin qui se dissipe à force et révèle en surface la pâleur de l'étang. Glissement et retour. Dix secondes à peu près puis une ombre. Tremblement du buisson. du lac. Jambes. Deux. Quatre. Dos. Heurtant le champ puis l'autre. Dos immenses. Bras. Attelés à un tas. Une traînée sur le sable, on dirait. Un corps. Qui ressemble…
Mais non ! …
Un pied pendant. Une chaussure pendante. Une boucle pendante. du tissu accroché. Une manche. Pendante. Sale. Effilochée. Des bras. Une main, on dirait. Bleue. Qui ressemble…
Mais non ! …
Mollement refermée. Presque morte. du sable entre les doigts. Petits. Qui ressemblent…
Mais non ! …
SI ! Les doigts !
SES DOIGTS !
Ma mère !
Allongée dans un drap. Qu'on tire. Un sac. Pas de robe, on dirait. Empaquetée. Flasque. Ses doigts ! Ses doigts qui sortent…Ma mère !...Trainée. Poussée. Jetée comme une ordure. Noyée. Que l'eau galcée ranime. Qui sort sa tête, ses bras, explose en l'air sous quatre pattes dessus. Ma mère ! Qu'on frappe ! Des spasmes. Des
soubresauts…
UN CRI !
Un cri, ma mère, un cri…
HOUOUOUOUOU !
Puis des ronds…
Puis des ronds…
Puis des ronds… »
Le cri 43 et le cri 45 sont liés à ce cri 44. le 43 montrant les auteurs de ce crime. le 45, les conséquences de cette scène sur le petit garçon en question qui raconte…Trois scènes, trois cris…nous laissant bouche bée…Pour enchainer sur une boucle de cris totalement différente.
Les cris ainsi se chevauchent, se superposent…Passant des araignées aux coléoptères. de la noirceur à un gris clair, voire à une forme de poésie.
« le bûcheron
Il était vieux. Alors, je l'ai cogné. J'ai cogné, j'ai cogné et parce qu'il résistait, je l'ai cogné encore. Je l'ai cogné longtemps. Jusqu'à ce qu'il tombe. Sa sève coulait à flots sur ma lame comme du sang. Éclaboussait mes manches. Et quand il est tombé, l'arbre, son grincement nerveux m'est entré dans l'âme. C'est un cri, j'ai compris, qui ne vient pas du tronc mais vient droit de la cime ».
Mais surtout ils laissent place par moment à des situations absurdes desquelles
les cris sont les plus invisibles, les plus refoulées mais pourtant les plus angoissants. Ce sont ces cris qui m'ont le plus touchée. D'ailleurs ce sont des scènes d'où l'auteure parvient à nous faire ressentir l'ind
icible. Vous savez, par exemple, quand la conversation n'a pas de sens, une personne inconnue nous parle , disons dans un bus, vous êtes assis à côté d'elle, elle vous interpelle sur le temps qu'il fait, sur les jeunes d'aujourd'hui, sur les élections européennes et ce qu'elle a l'intention de voter pour redresser tout ça, cette conversation n'a pas de sens, elle est pétrie de clichés ressassés, et la personne parle, ad nauséeum, et vous, vous faites semblant d'écouter, sourire figé et poli aux lèvres alors que ce soliloque vous écoeure, et vous vous dégoûtez même de ne pas fuir, de ne pas laisser libre cours à votre colère. Vous ne faites rien et votre attitude, silencieuse, semble ainsi consentir à ce flot intempestif. Cri intérieur. Cri refoulé. Cri écrasé. Ne sommes-nous pas tous et tout le temps que des cris ?
Cet ind
icible que l'auteure parvient à nous faire ressentir m'a un peu fait penser aux
tropismes d'une
Nathalie Sarraute, ces mouvements intérieurs qui effleurent la conscience.
Nathalie Sarraute, dans
Tropismes, nous présentait vingt-quatre fulgurances, vingt-quatre sensations que nous touchons parfois du doigt sans pouvoir les nommer et les décrire, telle de l'eau que nous voudrions attraper avec nos poings. Il y avait des cris également dans cette oeuvre, des cris refoulés. Des malaises, des sensations diffuses.
Ici Christina Marjol nous donne à voir une centaine de fragments, complémentaires à son inventaire précédent «
Les cris », paru en 1999, constituant une oeuvre originale et singulière permettant au lecteur de découvrir quelque chose qui a été rarement éprouvé et exprimé, rarement écrit et interprété. En cela, cette
lecture est marquante. Elle vibre en nous : il y a forcément des cris que nous avons déjà hurlés ou refoulés parmi cet inventaire. Des situations tragiques que nous frémissons de vivre. Des scènes absurdes que nous avons traversées. Comme l'écrit d'ailleurs Christine Mirjol, ces cris « ressemblent à ceux que nous pouvons entendre à deux pas de chez nous, dans la rue, ou dans les profondeurs de notre imaginaire : le boucher, le bûcheron, un flic, un juge, un voisin sans histoire, deux collectionneurs, l'homme perdu ».
Cette oeuvre, dans sa facette relative à l'absurde et ses cris invisibles sous-jacents, me fait également penser à
Beckett, aux personnages et à l'univers de
Beckett, l'absurde incarné par le paillasson qui apparait tout au long du livre à
l'image de la canne de Malone.
L'innommable est cri existentiel. Un cri à la Munch que nous avons tous en nous. le cri primordial. Tel est l'objet profond de cet inventaire de cris.
Cette collection assez sombre est heureusement rehaussée par quelques couleurs, Christina ayant réussi à épingler les plus beaux papillons, certains cris ont en effet un humour irrésistible, tel ce cri n°98 : « Une vache : Je ne regrette rien, l'herbe n'était même pas bonne ». Parfois proche de l'humour d'un Devos, loufoque, tel ce cri n°49 qui joue dél
icieusement avec les mots, ce personnage, Gérard, ne trouvant plus ses mots : « …Quelqu'un me dit un jour : Quand tu ne trouveras pas Selle, pense au sel et par déduction tu trouveras la selle, c'est forcé. Mais quand je ne trouve pas Selle, je ne pense jamais au sel. Jamais. Hier je n'ai pas trouvé Chaussette pendant vingt minutes et tout d'un coup, je ne sais pas pourquoi, j'ai pensé au sel. Là, par déduction m'est venue la selle, c'est un fait, mais ce n'était pas Selle que je cherchais, c'est Chaussette… ».
Christina Mirjol, chasseuse et collectionneuse de cris, nous offre une expérience de littérature singulière, bouleversante, à déguster lentement pour mieux en ressentir toutes les vibrations, les digérer, les tenir à distance pour ne pas être assourdis par ce défilé étourdissant et intense de sonorités.
A noter l'objet livre qui résume à lui seul son contenu avec sa couverture littéralement duveteuse et sa mise en page aérée, contrastant avec la peinture de
Jacques Cauda nous offrant cette bouche tragique ouverte sur un cri et cet écho en vibration tout autour…
J'avais découvert Christina Marjol en tant que romancière, avec son superbe roman
Un homme. Je plonge également de temps à autre dans ses Petits gouffres qui sont sur ma table de chevet, je ne la connaissais pas en tant que auteure de
théâtre. Il me plairait vraiment d'assister à l'incarnation de ces voix sur une scène de
théâtre. Tout au long de la
lecture, j'imaginais les scènes, ce
théâtre contemporain proche de celui de
Beckett déjà cité mais aussi proche d'un
Jon Fosse par son épure et son originalité, son étrangeté. Assurément une auteure prolixe et originale qui a plusieurs cordes à son arc, qui sait allier avec virtuosité tragédie et comédie, pour notre plus grand plaisir…à en lancer un cri de satisfaction dans cette littérature qui sort trop rarement des sentiers battus !