Il est des romans étiquetés « polars » qui dansent autour des codes habituels de ce genre en les épurant a minima pour les envelopper d'une atmosphère étrange et inquiétante qui happe le lecteur dès les premières pages.
Il faut dire que cela commence comme une légende au fin fond du Québec, à la frontière du Maine, sur les rivages du lac Boundary, la légende d'un trappeur solitaire qui y avait trouvé refuge pour fuir la conscription de la Deuxième guerre mondiale puis s'était suicidé lorsqu'une femme trop belle pour lui s'était refusée à lui. Les enfants aiment invoquer son esprit pour jouer à se faire peur comme aiment à le faire les enfants. Mais voilà que ses pièges ours semblent ressurgir de la terre noire de la forêt, une adolescente est retrouvée morte, déchirée par un de ces pièges. Puis une deuxième. Comme une malédiction posthume pour détruire la beauté de la jeunesse. Nous sommes en 1967.
C'est peut-être la première fois que je lis un polar en ne m'intéressant pas à l'intrigue de l'enquête à proprement parler : il y a bien une traque de l'assassin, des interrogatoires, une autopsie, des suspects, mais la tension n'est pas crée par une multiplication de rebondissements et de fausses pistes. L'essentiel réside ailleurs car ces crimes tendent un miroir à la population qui les subit. Et c'est cela qui est formidablement désossé, les lignes de fracture que créent les meurtres des jeunes filles lorsqu'il déchire la langueur du Summer of love, leurs répercussions sur la communauté au sein de laquelle tout le monde se connaît et qui héberge le meurtrier.
En alternant les chapitres menés par un narrateur omniscient ou par la jeune Andrée qui se souvient à la première personne, l'auteure sait puissamment dire la montée des tensions, la méfiance qui s'insinue, la colère, la tristesse, la peur qui remplacent la sidération initiale. L'acuité psychologique dont fait montre l'auteure est remarquable. le lecteur est comme envahi par les pensées de chacun, témoins, victimes, enquêteurs, assassin. Un flot d'émotions jaillit des pages et m'a habitée durant toute la lecture.
Cette intensité naît de la force d'évocation de l'écriture, d'une richesse incroyable qui célèbre la francophonie en la mariant à des anglicismes et des québécismes qui jaillissent et régalent. Cette explosion des frontières linguistiques est une véritable performance stylistique tant la langue est virtuose, sensuelle et sensorielle. de nombreux passages m'ont éblouie et donnée des frissons, aussi bien lors des descriptions quasi impressionnistes de la nature, lacustre ou forestière, que lorsque
Andrée A. Michaud se place au chevet des âmes. Comme lorsqu'elle se penche sur celle d'une voisine de l'adolescente tuée dont son mari à retrouver le corps :
« Celle-ci avait confirmé que son mari s'absentait souvent de longues heures pour revenir l'haleine chargée d'odeurs de gomme d'épinette, les yeux remplis de lueurs prises à l'eau des ruisseaux ou à l'oeil des bêtes tapies dans l'obscurité verte des sous-bois. Elle ne connaissait pas la véritable origine de ces lueurs, ne comprenait pas que l'eau froide puisse se transformer en lumière au coin d'un oeil, mais elle pouvait décrire le goût amer de la forêt, qui demeurait longtemps dans sa bouche après que son mari, à coups de langue lumineuse, avait tenté de lui inoculer cette essence contenant la beauté des arbres. Elle n'avait cependant rien pour leur apprendre sur Zaza Mulligan, sinon que son corps fantomatique marchait depuis la veille au côté de celui de son mari, qui lui avait parlé de la jambe déchirée de Zaza, mais surtout de sa chevelure, de cette trainée de lumière éteinte dans l'ombre verte. C'est ce qu'avait d'abord vu Ménard en s'écartant du sentier, une longue chevelure rousse, ne comprenant pas bien ce qu'était cet enchevêtrement soyeux. Il avait ressenti un violent coup au sternum en l'apercevant, pareil à ceux qui lui transperçaient la poitrine quand sa petite Marie lui échappait pour traverser la rue. »
J'ai été hypnotisée même si j'ai parfois décroché dans le dernier tiers à cause de quelques longueurs et d'une révélation de l'identité du coupable qui ne m'a pas convaincue.
Un polar d'atmosphère atypique et puissant par la force d'évocation qu'il distille, porté par une plume rare et superbe.