Comment aborder une oeuvre foisonnante, déjà reconnue comme un sommet de la littérature, et pour laquelle tant d'analyses remarquables, aussi savantes que bien étayées par une bibliographie abondante, ont été écrites ? En prenant simplement la parti d'un lecteur de 2018 se demandant s'il peut aborder sans crainte cette lecture, question qu'il peut se poser tant les éditions allégées, abrégées, altérées et partielles fleurissent.
Je parlerai ici de la version complète, disponible dans le domaine public, traduction établie par
Henriette Guex-Rolle.
Appelez-moi Ismaël. Ainsi commence ce roman, trois mots qui suffisent pour savoir à qui on a affaire. Ce roman ? Ces romans, car je vois, dans
MoBy Dick, trois livres distincts :
une première partie, la moitié de l'ouvrage, qui raconte la rencontre et les aventures à Terre d'Ismaël et du harponneur Queequeg. L'histoire d'une virile camaraderie.
un traité de la chasse à la baleine dans les années 1850, fort bien écrit, mais dont la lecture suppose tout de même la connaissance de quelques termes de la marine à voiles (de dix à vingt, le dictionnaire intégré de la liseuse se révélant utile).
une partie que je nommerai « la folie du capitaine Achab », qui décrit la poursuite, la chasse et l'affrontement final, qui occupe en réalité très peu de place dans le roman, entre l'équipage du Pequod et le cachalot vengeur.
Alors, disons-le, le roman est écrit dans une langue magnifique, précise et très souvent poétique. Certes, il y a de nombreuses allusions bibliques qui, si elles étaient limpides aux lecteurs bigots contemporains de Melville, peuvent sembler obscures au lecteur moderne dont la culture ne se limite plus, et heureusement, à un seul livre, fut-il « sacré », mais elles ne font pas obstacle à la compréhension du texte et au souffle de l'épopée.
C'est aussi, très clairement, une histoire d'hommes, loin, très loin du politiquement correct. Je ne m'étonnerai d'ailleurs pas que quelques groupes de pression bien intentionnés ne se préoccupent bientôt de « réécrire » ce chef-d'oeuvre selon les considérations de la morale moderne. Pas ou peu de femmes, si ce n'est comme rêves lointains de la quiétude de la terre, ou comme cantinières ou tenancières d'auberge.
Mais comment ne pas le dire, à l'heure où l'on se pique de réécrire des oeuvres aussi « difficiles » que « le club des cinq » pour que les futurs adultes puissent les lire, cela fait un bien fou de lire ceci : « C'est un jour clair d'un bleu d'acier. le double firmament de la mer et du ciel se confondait dans cet azur partout répandu ; toutefois, la transparence douce et pure du ciel pensif avait un air féminin, tandis qu'une respiration lente et puissante, pareille à celle de Samson endormi, soulevait la mer robuste et virile. » ou bien, dans l'esprit d'Achab : « Quand je pense à ma vie, à la solitude désolée qu'elle a été, à cette citadelle qu'est l'isolement d'un capitaine qui admet si peu en ses murs, la sympathie de la campagne verdoyante du dehors… Oh ! Lassitude ! Oh ! Fardeau ! Noir esclavage d'un commandement solitaire ! », une exclamation qui n'a rien de gratuite, car à l'époque, les suicides des commandants, lors des longues expéditions, n'avaient rien d'exceptionnel (songeons que c'est pour éviter semblable solitude, qui avait amené son précédent capitaine au suicide, que James Fitzroy, à la même époque, accueilli à son bord un compagnon de voyage de la meilleure société nommé
Charles Darwin, pour un voyage qui allait changer le monde…)
Faut-il rappeler les grandes lignes de l'histoire ? Cherchant l'aventure, le jeune Ismaël cherche à s'embarquer sur un baleinier. Au port, il fait la connaissance d'un harponneur aussi tatoué que païen, le colossal Queequeg. Tous deux deviennent amis, et gagnent Nantucket où ils s'engagent sur un baleinier, le Pequod. Une fois en mer, ils font la connaissance de son commandant, le vieil Achab, qui ne poursuit qu'un seul but : tuer
Moby Dick, le cachalot blanc qui lui a coupé une jambe… Il va entrainer tout l'équipage dans sa folie destructrice, malgré mille avertissements et prémonitions diverses.
Mais cela, ce n'est rien. le cheminement picaresque des deux amis jusqu'au port d'embarquement, les descriptions minutieuses de de la vie
à bord, les chapitres zoologiques sur les baleines, leur pêche, leur dépeçage, l'importance de leur huile… tout ceci est détaillé et, d'un point de vue naturaliste, plutôt exact. Des commentateurs littéraires, certes excellents dans leur domaine, ont beaucoup glosé sur le spermaceti des cachalots et la description qu'en fait Melville, y voyant des allusions sans se rendre compte que le romancier ne faisait que décrire les propriétés physiques de cette sécrétion très particulière dont les changements de phases sont indispensable à la vie du cachalot.
Une fois
à bord, Ismaël s'efface, et ne reviendra qu'à la fin de l'ouvrage, ou à l'occasion d'un ou deux chapitres, et il en est de même de Queequeg. le narrateur pourrait être n'importe lequel des marins, ou tous ensemble : c'est l'équipage qui parle, qui détaille, qui gémit dans
la tempête, qui festoie après une chasse fructueuse, qui rêvasse en pendant aux compagnes, aux enfants laissés au port, qui amarre, découpe les baleines et en extrait l'huile précieuse. L'équipage : les seconds, craintifs et fascinés par l'autorité de leur chef malgré sa folie de plus en plus manifeste ; les harponneurs, des « sauvages » entourés de respect, colosses fort bien payés, aussi admirés que craints des autres marins ; le charpentier, qui répare aussi bien les barques que les corps ; le forgeron facteur de harpons ; le mousse dont la raison se perd ; les inquiétants compagnons hindous de l'équipage privé d'Achab, dont un prédit l'avenir… Et c'est aussi le roman noir d'un homme rongé et détruit par la solitude de la mer, Achab, dont la raison, et le corps seront brisés plusieurs fois avant l'inévitable dénouement.
Alors, faut-il lire
Moby Dick ? Oui parbleu, si l'on veut trainer dans les bouges de Nantucket, se remplir l'estomac de soupe de poisson ou de clovisses, ressentir l'appel du large et s'embarquer vers le néant bleuté de l'océan, à la poursuite de montagnes de chair, vers cet ailleurs aussi redouté qu'inévitable… N'aie crainte, futur lecteur ! Si des passages te semblent ardus, tu pourras les passer. Si la classification fine (et obsolète) des cétacés te semble inutile, oublie là ! Si ton coeur d'homme du vingt et unième siècle saigne à la pensée de ces animaux harponnés sans répits et dépecés pour leur huile, si les considérations gastronomiques sur la viande de baleine soulèvent ton estomac de Vegan macrobiote, haut les coeurs ! Nous sommes dans l'ailleurs, « sur le dos arqué de la mer », aurait chanté le divin
Homère, en un autre temps, un passé lointain. Qu'importe si la morale de l'époque n'est plus la notre, qu'importe si les termes de marine ne te sont pas familiers, ou si tu sais bien qu'aucun des marins de l'époque, ni même de capitaine, n'aurait pu s'exprimer avec cette langue magnifique et ornée, décorée comme une figure de proue du style, qui est celle de Melville, moderne
Shakespeare d'un horizon sans bornes ! Compagnon de route sur l'océan de la vie, ouvre cet épais roman, et entre dans la légende !