Lourde hérédité et généalogies engluées : celles (littéraire, puis cinématographique puis romanesque graphique) d'un monstre livré à
lui-même devant survivre à la glace des pôles.
On se souviendra d'une image : celle d'une poursuite effrénée d'une créature hideuse, ivre de ressentiment, errant sur la banquise... suivie de près par son propre créateur angoissé, fouettant sans cesse ses chiens de traîneau, tel un Sisyphe auquel son rocher dysmorphique aurait échappé...
Tout commença donc par le lumineux roman (publié anonymement en 1818) de
Mary W. SHELLEY : "Frankenstein or The Modern Prometheus"/ "
Frankenstein ou le Prométhée moderne", avec son procédé narratif de récits enchâssés nous relatant « la création par un jeune savant suisse, Victor Frankenstein, d'un être vivant assemblé avec des parties de chairs mortes. Horrifié par l'aspect hideux de l'être auquel il a donné la vie, Frankenstein abandonne son « monstre ». Mais ce dernier, doué d'intelligence, se venge par la suite d'avoir été rejeté par son créateur et persécuté par la société. [...] le cadre général est ce
lui d'une tentative d'exploration polaire par Robert Walton ; à l'intérieur se situe l'histoire de la vie de Victor Frankenstein, recueilli par l'explorateur sur la banquise ; enfin, cette dernière recèle la narration faite à Frankenstein par le monstre, en particulier des tourments qu'il a endurés. » [Source : article/oeuvre WIKIPEDIA]
Suivra en 1928 la nouvelle (véritablement percutante et anxiogène) de John Martin LEAHY : "In Amundsen's Tent" / "Sous la tente d'Amundsen" (sa première publication sera pour le fameux mensuel "pulp" "
Weird Tales" dont
Lovecraft deviendra vite l'un des "fournisseurs" vedettes) : une tête coupée trouvée congelée aux abords d'un campement déserté, reflet d'une horreur sans nom qui a "sans doute" trouvé refuge sous la toile de tente de
Roald Amundsen, "vainqueur" du Pôle Sud un certain 14 décembre 1911... "Mais qu'est-ce donc ?" ou plutôt : "Qui va là... ?" Ah, si on le savait, justement ! L'angoisse est d'autant plus forte, nourrie de cette lourde incertitude identitaire...
Suivra la longue nouvelle (ou court roman) de
Howard Phillips LOVECRAFT : "At the Mountains of Madness" /"
Les montagnes hallucinées"/ "
Montagnes de la folie", rédigée en février et mars 1931 (sa première publication en 3 livraisons aura lieu en 1936 dans le mensuel "pulp" "Astounding Stories", après avoir été déclinée par l'exigeant Farnsworth Wright, rédac-chef de "
Weird Tales".
Puis paraîtra le (toujours fabuleux) court roman "
Who goes there ? / "
La Chose" / "La bête d'un autre monde" de
John W. CAMPBELL publié en 1938...
S'ensuivra le film de Christian NYBY, "The Thing from Another World" / "
La chose d'un autre monde" (1951), très "cheap" illustration du court roman précédent : sacrifiant malheureusement le côté métamorphique incessant de la monstruosité échouée dans la glace du pôle Sud, venue des étoiles...
Le chef d'oeuvre de
John CARPENTER : "The Thing" / "
La Chose" viendra s'imprimer sur nos rétines horrifiées en 1982, sur une solide partition d'Ennio Morricone : ce film assassiné à sa sortie par les 4/5ème de la critique internationale BCBG/prétentiarde s'imposera — à juste titre — au fil des années et des éditions (VHS, DVD, Blu-Ray) comme un "classique" du cinéma d'épouvante...
Carpenter s'inspirera encore des oeuvres de "son" cher
LOVECRAFT — toujours aussi talentueusement, humblement et respectueusement — pour son "Prince of Darkness" / "Prince des Ténèbres" en 1987 (une chose venue des mêmes "Âges Obscurs" survivant en son bocal-linceul d'eaux verdâtres dans la crypte d'une église désaffectée) et un peu plus ironiquement en son "In the Mouth of Madness" [titre faisant allusion aux fameuses "Mountains" antarctiques de HPL] / "L'Antre de la folie" de 1994...
Une "prequel" (truffée d'acteurs norvégiens donnant la réplique à un casting américain) du précédent film, toujours nommé "The Thing" — tout aussi inventive visuellement que son illustre modèle — sera réalisée par Matthijs VAN HEIJNINGEN Jr. en 2011.
Passons vite sur quelques "adaptations bédéesques" globalement bien peu inventives de
Lovecraft et arrivons vite au travail de "création visuelle" (perfectionniste et hallucinatoire) de
Gou TANABE :
Les Montagnes hallucinées / 狂気の山脈にて publié aux éditions Enterbrain (Tokyo) en 2016 — ouvrage qui sera traduit en français par
Sylvain Chollet et, publié en deux tomes pour la collection "Les chefs d'oeuvre de
Lovecraft" aux éditions Ki-oon en 2018 et 2019.
Et nous y voilà... Nous ouvrons ici les pages d'un magnifique et exigeant travail de totale "re-création" de l'univers lovecraftien, déjà si profondément original...
Beaucoup plus qu'un "hommage" rendu à l'univers du prétendu "reclus" de Providence... Récusons à ce propos l'imbécilité crasse (et bien vite "pensée") d'un sous-titre d'essai biographique tel que "
H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie" : on sait désormais combien
Lovecraft "vivait" intérieurement comme extérieurement de ses centaines de liens épistolaires et de ses voyages incessants... [Cf. le merveilleux travail de "son" biographe
S.T. JOSHI qui remettra à ce sujet les pendules à l'heure dans les deux tomes de son prodigieux "
Lovecraft. Je suis Providence"].
C'est peu dire que TANABE est fidèle à
LOVECRAFT : il entre dans la psyché lovecraftienne tel un reptile dans une mare glauque... Son perfectionnisme dépasse l'entendement... L'équipe pluridisciplinaire du professeur William Dyer rappelle exactement les compétences réunies (idéales pour affronter "scientifiquement leur découverte) par la chair-à pâtée de "
La Chose" : l'excellent "casting" du film de CARPENTER... La paranoïa qui rôde, incarnée ici par le biologiste de l'Université Miskatonic d'Arkham, le jeune et ambitieux professeur Lake... (Souvenons-nous que la biologiste de "Prince des Ténèbres" du même CARPENTER sera l'une des premières vampirisée par le Démon venu d'un autre monde) : ces pauvres biologistes seront donc toujours "en première ligne", hélas...
Merveille des contrastes du noir-et-blanc, dégradés magiques des grisés, sens du cinémascope (tout autant miraculeux et travaillé que dans "The Thing") : on peut affirmer sans crainte que TANABE Gô est un immense artiste.
Le tome 2 des "Montagnes" nous le confirmera, associant en duo aux yeux toujours épouvantés le narrateur "Dyer" [textuellement : "Teinturier"] et son jeune assistant Danforth pour ce long (et fort beau) "Voyage au bout de la folie polaire"...