Souvent, lorsque j'essaie de m'endormir, je vois mes vêtements déposés au loin dans la pénombre prendre formes humaines, l'écart entre le tissu de tel ou tel vêtement formant une bouche, un nez, une chaussette retournée figurant un oeil fermé tandis que l'autre, en boule, me fixe d'un air menaçant ou moqueur…tout comme les nuages me font penser à des formes animalières plus drôles. Je me dis que ces visions, en tant qu'adulte, sont des vestiges. Des vestiges de l'enfance. Je ne saurais pas exprimer précisément ce que je ressentais alors enfant, cette impression tenace de visages, voire de monstres présents à mes côtés dans la chambre sombre, était, je me souviens, amplifiée. C'était parfois terrifiant au point de faire d'horribles cauchemars mais le fait de toujours voir des formes aujourd'hui m'apaise et me console : il me reste encore des bribes infimes de mon moi enfant.
Hugo Lindenberg a du conserver beaucoup de son lui enfant pour avoir su écrire ce bijou ! «
Un jour ce sera vide » est un magnifique livre, je ressors très émue de cette lecture. J'y ai retrouvé un peu de mon enfance, du moins ressenti à nouveau certaines sensations d'antan. Ce livre est une merveille car il rend réellement palpables les sensations physiques et émotionnelles de l'enfance et c'est une vraie gageure ! Sans parler de l'histoire en elle-même, poignante.
Nous sommes dans la tête d'un petit garçon de dix ans en vacances seul chez sa grand-mère sur la côte normande. Nous pressentons assez vite que son histoire familiale est compliquée tant il semble désireux d'observer, sur la plage, l'air de rien, les familles qu'il qualifie de « normales », désireux de les écouter, de les regarder vivre, de se fondre en elles, d'être carrément l'air que ces familles respirent, de se dissoudre en chacun de ses membres, dans leurs poumons, afin de gouter l'essence même de leur bonheur. Les mères aimantes et les enfants heureux surtout sont source d'admiration secrète.
Nous le sentons confusément aussi tant il semble gêné et honteux vis-à-vis de sa propre famille, de sa tante surtout au physique pour le moins disgracieux et au comportement étrange qui, parfois, l'accompagne sur la plage. « À peine déshabillé, je cours en me demandant combien de sable il faut pour faire une dune et combien de dunes sont nécessaires pour faire barrage à la honte ». Nous le comprenons enfin, petit à petit, subtilement, car ce petit garçon a vécu un drame…
Au-delà de l'histoire tragique de ce garçon, qui est l'auteur lui-même, j'ai donc été émerveillée par la façon déployée avec brio par
Hugo Lindenberg pour rendre compte des sensations enfantines.
Les sensations physiques tout d'abord, comme celles ressenties lors d'un bain de mer en pleine chaleur : « C'est comme une explosion de silence et de fraîcheur qui emporte le monde et mon corps. Toute la pesanteur emmagasinée depuis des jours se déverse dans les profondeurs. Mes dix mille tonnes de solitude avalées dans le ventre de la mer. Il n'y a plus d'avant, plus d'après, et ne serait-ce l'amarre délicate du bras de Baptiste me rappelant au monde de la surface, je me laisserais emporter par la berceuse des vagues loin des fièvres de l'été ».
Celles, brutes, des odeurs, odeurs maritimes, odeurs plus écoeurantes dans la maison de la vieille dame, celles de cave, de moisi, de camomille et de verveine, celle de la chambre de la tante saturée de fumée de cigarillos et de sueur.
Et tant d'autres sensations, respiration conscientisée, chaleur, touché. Ressenties et décrites par un enfant. Une merveille !
Les émotions ensuite comme la solitude, l'angoisse, la honte, la sensation tenace d'être différent, l'ennui, du point de vue de l'enfant, de cet enfant, sont également savamment exprimées : «Devant moi s'étalent les rares jouets avec lesquels je tente parfois de faire avancer le temps. Des jouets vieux de tant d'étés que je ne me souviens pas les avoir jamais désirés. Ils attendent là, comme les casse-tête d'un ennui dont je ne sais plus comment me démêler ».
Celle de l'attente fébrile du baiser du soir de la part de la mère de son ami Baptiste qui n'est pas sans rappeler le baiser mythique de « A la recherche du temps perdu » de
Proust.
Le silence est un personnage à part entière du roman, un membre de la famille du narrateur qui s'invite même à table entre le drôle de couple formé par ce petit garçon et sa grand-mère, un silence juste entrecoupé par les bruits d'un quotidien rassurant pour l'enfant qui a vécu le pire : « Manger la soupe en écoutant la radio battre la mesure du temps, indifférent au monde qu'elle raconte. Je veux le rien, l'habituel, le calme. Assis seul à table comme un prince, jouir du spectacle des allées et venues de ma grand-mère, de la cuisine à la salle à manger. Apportant le plat dont j'ai regardé la préparation avec nonchalance, se relevant pour chercher le sel, ou une carafe d'eau. Juste pour moi. Ne pas lui dire que j'aime par-dessus tout le moment où debout à côté de mon assiette, elle découpe le jambon avec ses gros ciseaux de cuisine dans un bruit de tissus épais. Mais simplement demander plus de jambon pour qu'elle se relève, essuie ses mains sur son tablier et recommence cette comptine muette. Puis la laisser desservir en buvant du jus d'orange pétillant, les pieds ballants, les coudes sur la table en se disant que ce couple-là, le nôtre, est sans doute le plus heureux qu'elle ait jamais connu ».
Le silence de cet appartement, dont je croirais voir les pièces, sentir les odeurs, percevoir la tristesse, à certaines heures de la journée, est lourd de sens et permet à l'angoisse et aux pensées vagabondes de ce petit garçon de s'exprimer sur le traumatisme subi.
Soulignons également la formidable dimension onirique qu'arrive à distiller l'auteur, dimension que toute chose revêt durant l'enfance, que ce soit des habits déposés au bord du lit et qui prennent vie la nuit, ou le moindre objet qui s'anime par analogie et métaphore : « Avec la paille, j'imite la mouche qui s'abreuve de lymphe sur mon genou, sa trompe plantée dans le petit lac d'une plaie dont j'arrache toute tentative de cicatrisation depuis des jours ».
Enfin, l'amitié décrite avec cet autre petit garçon, Baptiste, est également très joliment abordée, avec beaucoup de gravité et de tendresse, béquille importante pour survivre à sa tragédie. Mais surtout, surtout, l'amour pour cette grand-mère, dont il a un peu honte aussi, m'a touchée aux larmes :
« Une tristesse me vient de très loin. Une tristesse qui me donne envie d'échanger avec elle ma jeunesse, pour lui donner une vie encore, une vraie vie, dans laquelle elle aurait quelqu'un d'autre qu'un enfant de dix ans pour veiller sur ses vieux jours ».
« J'imaginais sur ses lèvres un improbable trait de rouge, de ce rose orangé qui semble avoir été inventé exprès pour sa coquetterie à elle. À Paris, quand elle s'en pince les lèvres devant le miroir de l'entrée, ses cheveux gris argent saturés de laque Cadonett, mon coeur se serre ».
Sinon la mer, toujours, la mer purificatrice, salvatrice, dans laquelle déambuler telle une méduse pour enfin être soi, se retrouver, apaisé, panser son manque de mère et de repère : « Mon monde sous-marin ne connaît pas la rage. J'y suis souverain. Comme mes mouvements, ma pensée est amortie par la masse fluide des eaux. Comme mon corps, mes idées sont légères et gracieuses ».
Au final je ressors éblouie par tant de subtilité offerte avec autant de simplicité. La clé du livre réside dans cette faculté de retranscrire les sensations et émotions d'un enfant et ainsi de dire beaucoup, de dire presque l'indicible, de raconter le drame, avec presque rien…Ce livre m'a fait écho, a réussi à remuer tant de choses enfouies en moi…Un premier roman bouleversant !