Julia Kerninon explore dans son dernier roman,
Sauvage, le thème de la femme libre, autonome, à travers le personnage flamboyant d'une Italienne, Ottavia Selvaggio, fille d'un grand cuisinier romain réputé, qui se libère du monde patriarcal dans lequel elle est née et a grandi, où certes les femmes ont le droit de faire la cuisine, mais à condition que cette activité soit cantonnée à la popote ménagère.
En effet, s'il y a bien un métier où les représentations, c
elles de personnages fictifs ou réels, collent avec une idée puissamment masculine, c'est celui de la gastronomie, celui des chefs cuisiniers, qu'ils soient étoilés ou non d'ailleurs.
Le milieu de la restauration est l'un des plus sexistes qui soit. Car si les femmes ont toujours nourri l'humanité dans la sphère domestique, les hommes s'attribuent les casseroles et les fourneaux professionnels depuis l'Antiquité. Dès qu'il s'agit de régaler les puissants et de décrocher les étoiles du ciel pour les agrafer à leurs toques, ce sont eux qui mettent la main à la pâte.
Ottavia Selvaggio, la narratrice, a à peine la quarantaine lorsque nous faisons sa connaissance. Ce qui compte pour elle, c'est d'avoir réussi à monter son propre restaurant dans le centre de Rome, c'est de prendre son indépendance, c'est de tracer sa route. Nous allons ainsi découvrir que son métier devenu une passion est lié très intimement à sa vie personn
elle, ses histoires d'amour, sa famille, ses amis...
Julia Kerninon nous brosse le très beau portrait d'une femme déterminée, hyperactive, mère de famille… Son héroïne ne désire qu'une chose, s'accomplir dans la grande cuisine. Les jours avancent, elle a su s'affranchir de l'emprise du père, prendre de la distance avec sa mère, les amours surviennent, les enfants aussi, les amitiés féminines demeurent, essenti
elles, tout comme son travail…
Ottavia vit intensément tout ce qui lui arrive, elle ne dévie pas d'un pouce de la ligne qu'
elle s'est fixée, elle avance dans la vie avec sa passion dévorante nichée au coeur de ses pensées, de son ventre, de ses actes et de son espace-temps, son travail semble absorber la majeure partie de sa vie.
L'existence d'Ottavia va être traversée par trois histoires d'amour différentes, trois rencontres qui résonnent avec sa vie de femme, de mère de famille, de cheffe cuisinière aussi, mais la part des hommes dans son existence est-
elle si importante, ces trajectoires croisées laisseront-
elles une empreinte gravée dans son coeur ?
C'est un personnage qui assume ses choix, qui s'assume, qui parfois hésite mais toujours repart de l'avant. Elle est entourée, aimée mais est-ce suffisant pour la combler, répondre à son éternelle insatisfaction ?
D'une plume ardente et minutieuse,
Julia Kerninon compose une figure féminine qui agit selon ses désirs et ne veut renoncer à rien. Ce qu'Ottavia veut, Ottavia l'obtiendra.
J'ai donc suivi Ottavia dans ses pérégrinations, dans son évolution de femme, - racontant par de b
elles ellipses son chemin depuis l'âge de quinze ans, ses pas de côté en tant qu'amante, puis dans sa maternité, il y a plein de questions qui traversent le chemin intense de ce livre, qui viennent s'agréger au récit au fil des pages. Beaucoup de thèmes sont venus me toucher en tant qu'homme.
Je ne vous cacherai pas que c'est un texte gourmand qui se dévore et qui m'a dévoré.
C'est bien l'histoire d'une autonomie, d'une utopie matriarcale, ce monde où cette femme a tout et pourtant ce qui l'intéresse de plus en plus, c'est être seule avec elle-même, seule en sa cabane, une chambre à soi à la manière de
Virginia Woolf, déterminée à aller au bout de ce qu'elle veut.
En ce sens c'est un roman résolument féministe, d'un féminisme déployé avec intelligence, subtilité, mais dans la forme aussi, dans la manière de faire exister ce personnage, par rapport à ses actions, dans son rapport aux autres, dans son rapport au monde.
Julia Kerninon fait entendre une vraie voix de femme, une vraie héroïne. Elle le dit d'ailleurs dans une interview : pour elle écrire c'est remettre les femmes au centre du roman, les faire agir dans le roman comme
elles agissent dans la vraie vie.
C'est un roman sur la vie quotidienne,
Julia Kerninon y fait entrer la gestion de la vie domestique, les grossesses, les maternités, les enfants, les discussions avec les parents, les chemins de traverse aussi...
C'est un livre dense, mystérieux, en même temps réaliste et proche de nous,
Julia Kerninon nous montre qu'il est possible de faire de la belle littérature avec un récit prosaïque ; en même temps je vous avoue que ce que je vous dis ici est en contradiction avec ma relation habituelle avec la littérature romanesque. Comme quoi... !
Il y a des passages d'une très grande poésie,
elle sublime les choses extraordinaires qu'on voit tous les jours.
Ottavia nous embarque dans son sillage, dans ses colères, dans ses fugues ;
elle s'octroie la même liberté qu'un homme, est-ce si désagréable à entendre, à voir ? En réalité, elle ne fait rien qu'un homme ne fasse depuis toujours c'est-à-dire privilégier son envie, son désir, ses ambitions, son travail...
J'ai cru par moments entrevoir une flamme logée dans son coeur qui n'est pas près de s'éteindre. Elle vit avec passion son métier, mais pas seulement cela.
Ottavia est un personnage lumineux et complexe qui peut nous séduire par sa liberté de penser et d'agir et la seconde d'après nous agacer. D'aucuns la trouveront égoïste, comme si on acceptait moins ce sentiment chez une femme.
Mais derrière les certitudes d'Ottavia, des questions surviennent, des chemins buissonniers aussi qui semblent parfois la dévier de sa trajectoire, l'amène à douter des choix qu'elle a pu faire, par la vision qu'a d'elle un homme qui l'a aimée, l'a croisée dans sa vie, l'aime peut-être encore, surtout dans la manière qu'il a de lui poser des questions et elle de les entendre, de les recevoir, d'en être bouleversée. Moi aussi, ces mots m'ont bouleversé.
Parfois des fulgurances d'amour viennent déstabiliser Ottavia, c'est beau, tandis que se glisse dans le texte une manière sensuelle et poétique de dérouler la vie et de se surprendre à être surpris.
Il y a des instants presque sibyllins qui touchent au coeur comme cet échange tendu un jour entre Ottavia et sa mère, cette dernière demandant à sa fille de la traiter avec un peu de douceur.
" J'avais répondu entre mes dents :
- Mais je ne sais pas ce que c'est, parce que jamais tu ne m'as donné de la douceur, Maman.
- Je t'ai donné toute la douceur que j'avais . Ce n'est pas ma faute s'il n'y en avait pas beaucoup. "
C'est aussi la rencontre d'un vieil homme qui lui rapp
elle son père, c'est se perdre durant quelques heures dans un appartement rive gauche de Paris avec un amant et la compagnie des papillons qui s'invite dans le ventre, c'est un mari dont
elle s'éloigne chaque jour sans bruit depuis quelques semaines, c'est son premier mari qu'elle revoit plus tard par hasard et la manière dont ils se sont séparés malgré tout ce qu'ils avaient cru possible ensemble...
C'est la vie qui continue, belle, intense, fragile...
Sauvage.
Tiens, savez-vous comment se dit
sauvage en italien ? Selvaggio.