Nul besoin d'être prophète pour deviner que dans le 19e album de la série, sobrement intitulé « le Devin », les Gaulois vont jouer à domicile. Alternance oblige, l'action se déroule intégralement dans le village ou à proximité, dans le camp de Petibonum. Certains ont pu considérer qu'il s'agit d'un album mineur, on pourra leur objecter que plusieurs innovations émaillent le récit, et qu'au contraire, cet album poursuit avec brio l'âge d'or de la série. le Devin est publié en album en 1972.
Le devin, un Gaulois nommé Prolix, est en réalité un charlatan qui vit au crochet des naïfs qui croient en ses prophéties. Goscinny pose d'emblée la définition pour ôter le doute dans les esprits des plus jeunes lecteurs. Un jour d'orage particulièrement violent, au point où les Gaulois imaginent que le ciel est sur le point de leur tomber sur la tête (on sait depuis l'origine de la série qu'il s'agit là de leur plus grande frayeur, mais cette catastrophe n'arrivera qu'au tome 33), Prolix demande aux Gaulois de l'abriter, en s'adressant à leur chef, Abraracourcix. Jusque-là, rien de bien grave, accueillir un voyageur de passage est une vieille tradition gauloise.
Mais Prolix a un aspect sinistre et inquiétant, il manipule et annonce des événements trop prévisibles (« comme je l'avais prédit, après la pluie le beau temps », page 12) ou joue avec les attentes, les peurs et les superstitions de ses interlocuteurs (« tu ne passeras pas toute ta vie dans ce village minable », page 14). Seul Astérix se méfie du personnage, tandis que le sage Panoramix est aux abonnés absents, en voyage dans la forêt des Carnutes.
La finesse de l'humour de Goscinny se vérifie encore et toujours, notamment dans les interactions entre les personnages et dans les retournements de situation. On notera en particulier l'intérêt soudain que porte Obélix pour Mme Agecanonix, ce qui semble accabler Astérix qui veille toujours au bien-être de son ami, et les relations compliquées entretenues entre Prolix et ceux qu'il a pu berner (les habitants du village, Bonemine en tête, Caius Faipalgugus, le centurion de Petibonum).
Les jeux de mots sont légion, par exemple le désormais célèbre « Il semblerait qu'Amora, déesse de la moutarde, soit montée au nez des autres dieux… » (page 7), mais surtout, à l'occasion d'une métaphore filée comparant les livres et la nourriture utilisée en tant que matériel de divination : « Nous les devins, nous allons souvent acheter de la lecture chez nos poissonniers habituels » (page 10) ; « Les nouvelles [lues dans le poisson] n'étaient pas de la toute première fraîcheur en effet » (page 11) ; « Personne ne nous a jamais lus, et personne ne nous lira » (s'insurge Obélix, dans le prolongement d'une autre réplique existentielle vue dans le Chaudron) ; « Maintenant qu'on l'a lu, tu devrais le refermer et le ranger » (conseille Cétautomatix, en parlant du poisson d'Ordralfabétix, toujours page 11) ; « – Apporte-moi seulement de quoi lire : des sangliers, des canards, des poulets, de la pâtisserie, de la cervoise… – Tu lis dans la cervoise aussi ? – Si elle est bien tirée, elle devient très lisible » (page 14) ; « – Suis-je sotte ! Cette oie n'a pas d'entrailles ! Elle est farcie ! – Aucune importance, j'aime bien lire les farces... » (page 17).
Une curiosité à noter, que j'ai pu vérifier dans Google Maps et Street View :
Uderzo a représenté dans cet album sa maison de campagne, une belle chaumière située au bout de l'allée de la Serpe d'Or (ça ne s'invente pas) dans le village du Tartre-Gaudran au sud des Yvelines (page 9).
Cet album propose avec bonheur la transposition parodique d'un tableau célèbre : La leçon d'anatomie du docteur Tulp » de Rembrandt (page 10). Prolix le devin endosse le rôle du docteur Tulp. Les expressions des personnages sont celles du tableau : Astérix goguenard, Abraracourcix qui se penche en avant, Obélix en retrait, Cétautomatix fronçant les sourcils, Assurancetourix prêt à fuir… ont tous leur équivalent dans le tableau. de là à suggérer que la médecine de l'époque de Rembrandt était un métier de charlatans ! Ce procédé assez rare pour être souligné peut passer inaperçu et a déjà été utilisé dans Astérix Légionnaire (Le Radeau de la Méduse) et dans Les Lauriers de César (Le Marché aux esclaves). Il remplace avantageusement la caricature d'un personnage célèbre à deviner, autre petit jeu de société classique présent dans tout bon album d'Astérix.
Une autre belle reprise (après Astérix Légionnaire) est la séquence où Obélix retombe dans son état d'amoureux transi (page 20). Ne manquant pas de culot, les auteurs décident de remplacer Falbala par une femme mariée, Mme Agecanonix, qui sera convoitée par Obélix ! Une prophétie fallacieuse de Prolix est bien entendu à l'origine de l'émoi d'Obélix. Cet état va perdurer en silence tout au long de l'album, sous la surveillance d'Astérix. Obélix hésite à suivre Mme Agecanonix pour rejoindre la plage où se réfugient les habitants du village et se rétracte sur l'injonction d'Astérix (page 25). Jaloux d'Agecanonix qui porte sa femme à bout de bras pour embarquer, il n'a plus envie de rigoler (page 26). Puis il va se permettre une petite approche auprès de la belle, bien plus tard dans le récit : « Vous… vous êtes formidable… nous avons des tas de choses en commun… » (page 44), « Allons, allons, Obélix ! Ce n'est pas le moment de plauter » lui signale Astérix, faisant une allusion, comme le précise une note des deux auteurs, à
Plaute « poète comique latin,
Marivaux de son époque ». Érudition et jeu de mots osé sont au programme !
Les Romains sont également de la partie ! Bien qu'initialement, ils ne soient pas à l'origine de la menace, ils vont intervenir et vouloir utiliser les pouvoirs du devin pour contrer les Gaulois (page 23). le centurion Caius Faipalgugus est en effet convaincu de la réalité des prédictions de Prolix, malgré les démentis de ce dernier, mais comme les autres, Faipalgugus a fait l'objet de flagorneries qui finissent par obscurcir sa raison et emporter son adhésion. Les dialogues entre Prolix et Caius Faipalgugus, mélange de menaces à peine masquées et de mensonges extorqués et insincères - le comble pour des prédictions qui se voudraient réalistes – sont à mourir de rire.
Un autre Romain (une vraie trouvaille scénaristique, comment n'a-t-il pas pu apparaître plus tôt dans la série celui-là ?) est une usine à gags à lui tout seul. Ce gradé (curieusement non nommé) s'exprime dans un langage faussement administratif bourré de fautes de syntaxe que n'auraient pas reniées les Inconnus dans leur célèbre parodie de policiers : « Faisant la patrouille dont à laquelle vous nous aviez donné l'ordre de procéder… » (page 22, et tout le reste est à l'avenant). Ce personnage a beaucoup de mal à distinguer la vérité et le mensonge dans les allégations du devin, au point de ne jamais savoir s'il doit l'arrêter ou non.
Le retour de Panoramix va relancer l'action, et donner lieu à de véritables scènes de bravoure, qui restent à ce jour uniques dans la série. L'épisode de l'odeur pestilentielle du village, annoncée par Prolix et réalisée par Panoramix est réjouissant, et la participation des femmes du village au combat contre les Romains constitue une première dans la série (mais comme toujours, elles seront absentes au banquet final, cela arrivera un jour, patience, patience…). Sur l'impulsion d'Astérix qui propose de confondre Prolix et de faire une « surprise » aux Romains, et grâce au retour de Panoramix, les femmes du village vont avoir droit à une distribution spéciale de potion magique (page 40) et participer à l'attaque surprise du camp de Petibonum (pages 43 et 44).
Le résultat ne se fait pas attendre, les Romains perdent la partie, seul l'optione au langage administratif approximatif parvient à tirer son épingle du jeu et assume sans état d'âme son statut de supérieur hiérarchique de Caius Faipalgugus, qui est rétrogradé simple légionnaire par l'envoyé spécial de Jules César venu constater la réalité sur le terrain de la victoire romaine.
Cet album constitue un très bon cru, finalement, dès le départ, on aurait pu le deviner…