"Je sentais que ça allait venir.
Après boire, l'homme qui regarde la table et qui soupire, c'est qu'il va parler."
C'est par ces mots, cette langue qui n'appartient qu'à lui que s'ouvre le second volet de - La trilogie de Pan - de
Jean Giono, inaugurée avec l'inoubliable - Colline -... confrontation entre l'homme et la terre ou plus génériquement "la nature", et que clôturera -
Regain -.
Cette fois, l'auteur nous offre un hymne à l'amour et à la fraternité.
C'est une histoire d'hommes et de femmes certes, mais toujours les pieds inextricablement ancrés dans cette terre, dans cette Gaïa qui les a vus naître, les voit se colleter à ses caprices, à ses colères, supporter ses humeurs, les voit chanter et danser aux joies qu'elle leur offre en récompense du dur labeur qu'ils consentent à lui sacrifier, et les accueille en son sein lorsque leur chemin les ramène aux racines de cette terre où ce chemin prit un jour naissance.
Toujours mêlés de manière indissociable l'un à l'autre,
Giono par une intrication lexicale "incestueuse", un panthéisme poétique, quelquefois lyrique, nous conte et nous raconte une histoire qu'a édulcorée
Pagnol dans son film intitulé -
Angèle -, tiré évidemment de - Un de Baumugnes - de
Giono.
Un vieux journalier, Amédée, un homme bon, fait la connaissance d'Albin, un autre ouvrier agricole, grand et beau jeune homme à l'air triste.
Amédée est humainement attiré par ce garçon qui se tient à l'écart.
Un soir de repos, autour d'une bouteille, Albin le taiseux se raconte.
Trois ans plus tôt il est tombé fou amoureux d'
Angèle la jeune et belle fille de Clarius et de Philomène, propriétaires de la ferme "la Douloire" .
Timide, il n'ose rien entreprendre.
Son "ami" d'alors, Marcel, un petit marlou marseillais décide de la séduire et de la mettre sur le trottoir.
Chose dite, chose faite.
Trois ans qu'Albin traîne sa peine d'amour de ferme en ferme !
Amédée décide de l'aider en se rendant à la Douloire et en ... enquêtant..
Après quelques "péripéties", Amédée est embauché à la Douloire.
Il en vient très vite à comprendre qu'
Angèle est de retour... avec un petit.
Ses parents, pour cacher leur honte, séquestrent la mère et l'enfant.
Amédée et Albin vont passer à l'action...
Dès lors, comme il y a "le feu" dans - Colline -, un feu colère, un feu vengeur et ravageur, il y a dans - Un de Baumugnes - "l'orage", une semonce du ciel à l'homme et à ce qui l'entoure. Une pluie effrayante et salvatrice à la fois.
Cet orage est le début, dans ce roman de
Giono, de la plus belle partie de son bouquin.
"L'intrication" que j'ai évoquée précédemment donne à la plume de l'auteur une dimension poético-panthéiste irrésistible d'inspiration, de souffle et de beauté.
Témoin ce passage dans lequel Albin, villageois de Baumugnes, un "pays" perché très haut et très loin dans cette
provence qu'affectionne
Giono, a pour singularité d'avoir été, il y a longtemps, un lieu refuge pour des pauvres diables chassés de leur terre pour des motifs religieux, des êtres errants auxquels on avait tranché la langue.
Ils s'installèrent très haut et très loin des "autres" et fondèrent Baumugnes.
Pour communiquer entre eux, avec les bêtes et avec la nature, ils prirent l'habitude d'utiliser l'harmonica.
Depuis des générations, les gens de Baumugnes ont ce "pouvoir" de faire dire à la "monica", ce qu'il y a au fond d'eux, mais de transcrire le chant des oiseaux, de faire parler ou chanter les feuilles des arbres, le murmure des ruisseaux... une sorte de "flûte enchantée"...
Écoutez... ou plutôt... lisez :
"D'abord, ce fut comme un grand morceau de pays forestier arraché tout vivant, avec la terre, toute la chevelure des racines de sapins, les mousses, l'odeur des écorces ; une longue source blanche s'en égouttait au passage comme une queue de comète. Ça vient sur moi, ça me couvre de couleur, de fleurance et de bruits et ça fond dans la nuit sur ma droite.
Y avait de quoi vous couper l'haleine.
Alors, j'entends quelque chose comme vous diriez le vent de la montagne ou, plutôt, la voix de la montagne, le vol des perdrix, l'appel du berger et le ronflement des hautes herbes qui se baissent et se relèvent toutes ensemble, sous le vent.
Après, c'est comme un calme, le bruit d'un pas sur un chemin : et pan, et pan ; un pas long et lent qui monte et chante sur des pierres, et, le long de ce pas, des mouvements de haie et des clochettes comme à sa rencontre.
Ça s'anime, ça se resserre, ça fuse en gerbes d'odeur et de son, et ça s'épanouit : abois de chien, porte qui claque, foule qui court, porc, gros canard qui patouille la boue avec sa main jaune. Tout un village passe dans la nuit. J'ai le temps d'entendre un seau qui tinte sur le parquet, une poulie, un char, une femme qui appelle ; j'ai le temps de voir une petite fille comme une pomme, une femme les mains aux hanches, un homme blond, et ça s'efface.
Tout ça, c'était pur !
Là, il faut que je m'arrête et que je vous dise bien, parce que c'est ça qui faisait la force de toute la musique, combien on avait entassé de choses pures là-dedans.
Ce qui frappait, ce qui ravissait la volonté de bouger bras et jambes, et qui gonflait votre respiration, c'était la pureté.
C'était une eau pure et froide que le gosier ne s'arrêtait pas de vouloir et d'avaler ; on en était tout tremblant ; on était à la fois dans une fleur et on avait une fleur dans soi, comme une abeille saoule qui se roule au fond d'une fleur.
Moi, vous savez, c'est pas pour dire, mais j'ai déjà entendu pas mal de musique et même, une fois, la musique des tramways qui est venue donner un concert à Peyruis pour la fête. J'avais payé ma chaise un sou ; c'est vrai qu'avec ça j'avais droit à un café. Y avait, pas loin de moi, la femme du notaire et la nièce du greffier ; et tout le temps, ç'a été des : « Oh, ça, que c'est beau ! », « Oh, ma chère, cette fantaisie de clarinette ! » Moi, j'écoutais un petit bruit dans les platanes, très curieux et que je trouvais doux : c'était une feuille sèche qui tremblait au milieu du vent.
La grosse caisse en mettait à tour de bras. Alors, je suis parti sans profiter de ma chaise et du café pour mieux entendre ce qu'elle disait, cette feuille.
Ça vient de ce qu'on n'a pas d'instruction ; que voulez-vous qu'on y fasse ? Cette feuille-là, elle me disait plus à moi que tous les autres en train de faire les acrobates autour d'une clarinette.
C'est comme ça.
Et bien, la musique d'Albin, elle était cette musique de feuilles de platane, et ça vous enlevait le coeur."
Sur cette parenthèse, je vous invite à découvrir ou à redécouvrir - Un de Baumugnes - et la magie de la plume de
Giono.