Etoiles Notabénistes : *****
Podrostok
Traduction & notes :
Pierre Pascal
Préface :
Georges Nivat, Professeur à l'Université de Genève
ISBN : 9782070405527
Cet avant-dernier roman du grand auteur russe s'affirme, sans contestation possible, comme le plus difficile de ses livres, non tant par l'intrigue mais par la technique stylistique adoptée. L'auteur, toujours plus ou moins visionnaire, en avait d'ailleurs conscience puisqu'il réfléchit énormément à ce problème de style et opta finalement pour le "Je", espérant que cela donnerait plus de clarté à son récit tout en mettant en valeur la personnalité de "chien fou" qu'il prête à son héros-narrateur, Arkadi Makarovitch Dolgorouki - lequel n'a, disons-le dès maintenant, aucun rapport, de loin ni de près, avec l'illustre famille des princes Dolgorouki.
Bref,
Dostoievski voulait une incohérence cohérente, une folie pleine de sagesse (ou le contraire) et que cela se traduisît avant tout par le style. On peut vous assurer qu'il y est parvenu.
Dostoievski nous rend en effet admirablement la pensée alambiquée, tourmentée, souvent trop versatile, ainsi que la théâtralité ombrageuse, la fierté douloureuse et les excès d'enthousiasme comme de colère qui sont le propre de son héros. Mais, pour ce faire - encore est-ce heureux qu'il ait opté pour le "Je" - il brise en quelque sorte sa manière de rédiger habituelle, l'une des plus réalistes qui soit. A un point tel que, lorsque l'on parvient à la fin du volume - pour ceux qui y parviennent - l'on se rend compte, après une première période de quasi hébétude , que cet "Adolescent" annonce en fait les "flux de conscience" si chers à certains écrivains du XXème siècle dont
James Joyce, avec son "
Ulysse", est à notre sens le plus représentatif.
Et c'est là que l'on peut, que l'on doit reprendre, au sujet de l'oeuvre de
Dostoievski, le terme "visionnaire." Même s'il s'agit ici du pressentiment d'un autre type de style, que le Russe sent vaguement à l'horizon du siècle qui se profile mais que, lui-même issu d'une certaine génération et d'une certaine culture littéraire, il ne parvient pas encore à atteindre. Peut-être l'imagine-t-il vaguement mais, en tous cas, il ne réussit pas à la coucher sur papier. Toutefois, et grand est son mérite, il tente de briser le cercle, de faire quelque chose d'entièrement neuf et, sans le savoir, lègue ainsi à la génération suivante une espèce de prototype à la russe du flux de conscience imaginé par les Anglo-Saxons et même, ajoutera-t-on, de ce que
Proust produira lui-même un jour avec sa "Recherche ..."
J'ignore ce qu'en ont pensé les lecteurs de l'époque, surtout ceux qui suivaient
Dostoievski comme l'on suit un Maître, mais le résultat est déstabilisant au possible et, dans les cent première pages, carrément ennuyeux. Certes, si l'on aime l'écrivain, on s'entête, on poursuit, on va jusqu'au bout de ces six-cents pages (614 chez Gallimard-Folio) écrasantes et l'on finit par saisir enfin une parcelle de ce qu'il recherchait en rédigeant ce roman. Mais surtout, si vous n'avez jamais lu
Dostoievski, par pitié pour vous-même , ne commencez pas par "
L'Adolescent", ce véritable OVNI qu'on ne peut comparer à aucun autre de ses romans.
Dostoievski, c'est un Himalaya littéraire, plus imposant, (à mes yeux en tous cas) plus intéressant et plus novateur, cela ne fait aucun doute, que Tolstoï en personne. Et, une fois prise la décision d'en entreprendre l'escalade, il faut se harnacher solidement et se méfier de toute "chute", là où l'écrivain innove.
L'intrigue regorge, comme toujours, de personnages et la manière dont Arkadi les évoque (car on ne voit jamais l'action que par les yeux du jeune homme, ce qui explique plusieurs fautes d'interprétation et plusieurs impasses dans lesquelles on se retrouve, abasourdi), complique bigrement mais astucieusement l'ensemble.
En gros, Arkadi est le fils naturel d'un noble, Versilov, lequel l'a fait élever loin de lui et de sa mère, Sonia. Mais le mari légitime de Sonia, Makar Ivanovitch Dolgorouki, ancien serf affranchi, a reconnu l'enfant. C'est vers l'âge de sept ans à peu près, quand il entre à l'horrible Pension Touchard, que le petit garçon prend conscience de la différence de statut qui existe entre lui et ses camarades. Et c'est à peu près à cette époque que prend racine en lui une colère formidable envers son père mais aussi envers sa mère qui, bien qu'ils le fassent bénéficier d'une bonne éducation, l'ont abandonné sur le plan affectif. N'oublions pas que l'enfant a eu l'occasion de voir une fois son père biologique, qu'il a trouvé fascinant (car Versilov l'est, effectivement) et dont il a cru qu'il l'emmènerait avec lui à Pétersbourg ou à Moscou. Mais Versilov l'a quitté sans prévenir, après lui avoir consacré une seule journée qui, pour Arkadi, restera un merveilleux souvenir ...
A l'âge de dix-neuf ans environ, Arkadi est enfin appelé à Pétersbourg par Versilov qui y vit avec sa maîtresse, Sonia, et la fille qu'ils ont eue après Arkadi, Liza. C'est dans cette partie, la première, que l'auteur place l'un des thèmes principaux de son oeuvre : la révolte contre le Père. Et pourtant, Versilov ne cesse de fasciner Arkadi qui veut, à tout prix et malgré sa rancoeur, obtenir son affection. En homme pratique, Versilov lui a déjà trouvé un emploi de secrétaire (ou plutôt d'homme de compagnie) chez une connaissance à lui, le vieux prince Sokolski, qui est aussi le parrain d'Anna Andréevna Versilova, la fille née du mariage légitime de Versilov avec une femme de son milieu. (Il a aussi eu d'elle un fils, chambellan à la Cour, et qui apparaît çà et là, plus en silhouette qu'en tant que personnage à part entière.) C'est donc chez Sokolski qu'Arkadi rencontre sa demi-soeur, laquelle tiendra par contre un rôle majeur dans l'imbroglio d'intrigues qui constitue la trame du roman.
Autre personnage-clef du livre : la fille du prince Sokolski, Katerina Nikolaievna, veuve du général Akhmakov, laquelle, à un moment où elle doutait du bon sens de son père, a écrit une lettre pour se renseigner sur les moyens de le mettre sous tutelle. Bien sûr, aujourd'hui qu'Andréï Nikolaievitch Sokolski a retrouvé toute sa santé, la jeune femme n'a qu'une peur, c'est que la lettre ne lui tombe entre les mains. Or, ce document si précieux, c'est Arkadi qui, à la suite de diverses circonstances qu'on ne peut raconter ici, le détient. Enfin, il le détient jusqu'au moment où, ayant renoué, plus ou moins contre son gré, avec un ancien "camarade" de lycée, le Français Lambert, celui-ci, qui fait dans le chantage et l'escroquerie, le lui dérobe ...
Pour compliquer encore plus les choses, Arkadi tombe amoureux de Katerina Nikolaievna et apprend ensuite que son père, Andreï Petrovitch Versilov, est, lui aussi, amoureux depuis des années de la jeune et séduisante veuve.
Au coeur de ce tourbillon dont je ne vous décris que quelques éléments indicateurs, se tord, se convulse, se métamorphose pour mieux se reconstituer le style adopté résolument par
Dostoievski, style qui, par l'intermédiaire du caractère assigné à Arkadi, persuade souvent le lecteur qu'il n'est pas loin de l'incohérence absolue. (L'auteur s'en rendit certainement compte car l'épilogue revient à une technique plus classique.) D'ailleurs, pour être franc, il y a, dans ce roman, beaucoup de personnes atteintes de troubles du comportement, voire, comme le prétend Versilov à la fin en ce qui le concerne, de dédoublement de la personnalité.
Le double, la folie comptent, on se le rappelle, dans les thèmes favoris de l'auteur des "Démons" avec, évidemment, la Russie, son âme, sa religion, son mysticisme, la place qu'elle doit tenir en Europe, son avenir. Que deviendra-t-elle, cette Russie qui lui est si chère et qui, en ce terrible XIXème siècle, a connu tant de secousses et même de séismes ? Et l'homme russe dans tout ça ? Sans oublier, souci primordial du grand écrivain, l'Homme tout court et l'avenir de l'Humanité en général.
Infiniment ardu quoique, dans le fond, guère plus touffu que les autres ouvrages de
Dostoievski, "
L'Adolescent" n'est certes pas un pensum mais, à l'image d'Arkardi Makarovitch, son narrateur, lequel veut absolument faire croire que tout (ou presque) est fatal - c'est son adjectif préféré et presque obsessionnel - fait mille efforts pour en convaincre le lecteur, un peu comme si l'auteur avait cherché à ce que seuls ses lecteurs et admirateurs assez courageux et assez lucides pour ne pas se laisser abattre par cette carapace si bien ajustée parviennent au sommet de cette gigantesque montagne façonnée par son étrange génie précurseur.
A lire, donc. Mais seulement si, pour vous, la lecture de
Dostoievski vous apparaît comme essentielle à votre vie de Lecteur et d'Homme ou de Femme. Alors, dans ce cas, et dans ce cas seulement, vous comprendrez que, "fatalement" , vous ne pouviez échapper à beauté curieuse, tantôt tragique, tantôt comique mais en tous points exceptionnelle, sortant du lot, de "
L'Adolescent."