Oui, décidément, oui, on peut , pendant 400 pages, s'identifier à un butor de la plus belle eau, et ne pas lâcher le thriller qui suit ses investigations, ses fausses-pistes et ses déductions ( car le butor est loin d'être un imbécile, et il raisonne juste, même s'il pense mal).
Le butor est un (affreux) patron de boîte, un auteur à succès, un veuf aigri, un amant sans ambages ni préliminaires , un père sans tendresse, et, surtout, un fils sans père. Celui-ci a été tué un an après sa naissance, dans un attentat, au Caire. Cinquante ans après, c'est toujours son tendon d'Achille ( car le butor a sa fragilité secrète ).
Un coup de fil vient faire saigner cette blessure jamais cicatrisée et Stanislas se met en chasse d'une piste ancienne et bien embrouillée, sans s'accorder de répit, sans écouter non plus les signaux d'alarme de son corps ( car le butor ne s'écoute ni ne s'aime guère, et on peut tout lui reprocher sauf son manque de courage).
Heureusement, épargnant notre pudeur offensée ( car le butor est un obsédé sexuel doublé d'un macho sans scrupules, qui considère que "baiser est pour (lui) un acte thérapeutique, au même titre qu'une séance d'ostéopathie crânienne ou de réflexologie plantaire"),
Paul Colize a la délicatesse de croiser ce premier niveau de récit avec un second, plus distancié, ( à la fois dans le temps, c'est juste après la guerre , et dans la forme, c'est écrit à la troisième personne, car le butor c'était presque nous, il parlait à la première personne ). On y suit l'évolution du jeune Nathan, fraîchement immigré à New York, après avoir échappé à l'Holocauste.
Rien à priori ne semble devoir rapprocher Stanislas Kervyn, notre butor , de
Nathan Katz, le rescapé de Mauthausen, devenu le vengeur de son peuple martyr et le tueur en chef d'un commando du" Chat", un groupe occulte d'activistes juifs, traqueurs, juges et exécuteurs de nazis impunis , dans l'après-guerre agité par la guerre froide.
Leurs routes pourtant vont se croiser, et même étroitement.
Comme toujours,
Paul Colize jongle avec une parfaite dextérité entre ces deux époques et ces deux intrigues. Toujours clair, sobre, il sait pourtant brillamment brouiller les cartes, et se montre sur les deux époques incroyablement bien documenté- c'est tout sauf un bluffeur ou un amateur.
Cela sonne d'ailleurs tellement vrai, tellement juste, qu'une fois la dernière page tournée - dont je salue l'humour et le sens très caustique de l'ellipse- une petite note personnelle de l'auteur explicite la part très largement autobiographique de son récit: on n'est pas étonné, on l'avait même subodoré ( car le butor, fin limier, a fait des émules).
Un très bon roman noir, entre le polar et le récit autobiographique.
Dois-je ajouter, pour les âmes sensibles, que le butor gagne en humanité au fil du récit, grâce à la résistance ironique et intelligente d'une belle traductrice italienne qui a l'insigne mérite de lui tenir, jusqu'au bout, la dragée haute ?
N.B. Merci à toi, sabine59 : le conseil était excellent!