«
L'Aleph », qui désigne la première lettre de l'alphabet hébreu, est un recueil de
nouvelles publié en 1949 par
Jorge Luis Borges et traduit par
Roger Caillois. Si ce recueil est moins connu que le célèbre «
Fictions » qui parut en 1944, il restera selon son traducteur émérite, « comme le recueil de la maturité de
Borges conteur ».
Pour appréhender cet ouvrage, il faut tout d'abord établir que
Borges n'écrit pas des
nouvelles au sens où on l'entend habituellement, au sens où
Raymond Carver,
John Cheever,
Stefan Zweig et tant d'autres écrivent de courts récits dans un format condensé qui leur confère une force de percussion que ne permet pas le roman.
Les textes de
Borges, témoignent d'une érudition étonnante, et abordent des thèmes souvent vertigineux tels que l'ubiquité, la réalité, l'identité, la nature de l'infini, ou encore l'éternité. On y retrouve une forme d'obsession pour les
labyrinthes aux méandres inextricables (« Le jardin aux sentiers qui bifurquent »), la circularité au sens quasi-métaphysique du terme (« Les ruines circulaires ») ainsi que la dualité qui traverse tant de personnages borgésiens (« Le guerrier et la captive »).
Pour caractériser les textes recueillis dans «
Fictions » ou dans «
L'Aleph », il faudrait reprendre la formule de
Roger Caillois qui désigne l'auteur argentin comme l'inventeur du « conte métaphysique ».
Borges se soucie en effet assez peu du réalisme de l'intrigue souvent minimaliste de ses textes, qui ont essentiellement pour objet d'explorer l'un des thèmes exposés plus haut et de plonger son lecteur dans une sorte de vertige métaphysique.
Ainsi que l'explique Caillois dans le quatrième de couverture, «
L'Aleph » est un recueil de «
nouvelles » qui sont plus incarnées, « moins roides, plus concrètes » que ses récits précédents qui évoquent davantage « des exposés quasi-axiomatiques d'une situation abstraite ». S'il ne renie pas son goût pour une exploration vertigineuse de ses thèmes de prédilection, l'auteur de «
L'Aleph » se fait davantage conteur, et donne une touche plus humaine à ses récits, notamment lorsqu'il aborde la question de la vengeance dans le très beau « Emma Zunz ». C'est sans doute la grande réussite de ce superbe recueil, réussir à incarner ses personnages, à dérouler de véritables intrigues, sans jamais renier une forme d'ambition métaphysique qui se traduit à travers l'obsession de l'auteur pour les jeux de miroirs, les
labyrinthes, la dualité, ou l'éternité.
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Le texte qui suit propose une analyse plus détaillée du premier texte du recueil, « L'Immortel », qui est également l'un des écrits les plus célèbres de
Jorge Luis Borges.
Le narrateur, un soldat romain nommé Flaminius Rufus, y rencontre un cavalier mourant, à la recherche du fleuve « qui purifie les hommes de la mort », situé selon lui en « Extrême Occident, où se termine le monde » et au côté duquel s'élève la « Cité des Immortels ». Fasciné par la possibilité de devenir immortel, notre héros va entreprendre de trouver le fleuve en question, avec le soutien de deux cents soldats et de plusieurs mercenaires.
A l'issue d'une longue quête qui le laisse seul et à moitié mort, Flaminius finit par atteindre le fleuve, boire son eau et inspecter la toute proche Cité des Immortels. Cette dernière ressemble à un labyrinthe monstrueux, à une construction insensée d'hommes ou de dieux devenus fous. Les immortels qui vivent au bord du fleuve ont cessé depuis longtemps de parler, et ne font qu'accomplir les tâches les plus élémentaires d'une vie qui a depuis longtemps perdu toute signification.
L'un d'entre eux, aussi humble que miséreux, suit Flaminius à la manière d'un chien, si bien que le soldat romain le surnomme « Argos », en mémoire du vieux chien mourant de l'Odyssée. Ce surnom semble raviver la mémoire de l'immortel, qui recouvre la parole pour révéler son identité : il est
Homère, l'homme qui écrivit mille cent ans plus tôt l'Odyssée.
En quelques lignes,
Borges résume le destin épique de Flaminius jusqu'en l'an de grâce 1921, où ce dernier fait escale dans un port d'Érythrée et boit, comme il en a l'habitude, l'eau d'un ruisseau d'eau clair qui coule dans les environs. En remontant sur la berge, un arbuste épineux lui déchire le dos de la main et Flaminius comprend avec un immense soulagement qu'il vient de boire l'eau du fleuve qui ôte l'immortalité.
La
nouvelle se termine par un paragraphe en forme de facétie toute borgésienne, qui interroge a posteriori l'identité du narrateur, et conclut que l'auteur des lignes qui précèdent est trop lettré pour un soldat, et s'intéresse davantage au destin des hommes qu'à la pratique de la guerre. Bref, il ne s'agit pas de Flaminius Rufus mais d'
Homère lui-même.
« Quand s'approche la fin, il ne reste plus d'images du souvenir ; il ne reste que des mots. (...) J'ai été
Homère ; bientôt je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt je serai tout le monde : je serai mort ».
« L'Immortel » présente la particularité de mêler une authentique ampleur narrative avec le dessein métaphysique qui traverse l'oeuvre de son auteur.
Le lecteur est d'abord happé par la quête du soldat romain, par son accession à l'immortalité, avant de partager son immense déception devant le non-sens absolu qu'elle représente, symbolisé par l'atrocité labyrinthique qu'est en réalité la Cité des Immortels. Il finit soulagé pour le narrateur lorsque celui-ci recouvre sa condition de mortel, avant d'être désorienté par le dénouement qui remet en question l'identité de ce dernier.
Tout le génie de
Borges est d'introduire une forme de réflexion purement spéculative au coeur même de son récit. Il parvient à nous faire ressentir l'absurdité absolue que représenterait une vie réellement éternelle, et le retour à un état quasi végétatif qu'elle engendrerait. On saisit d'ailleurs, à l'instar du héros, à quel point le statut d'immortel n'est absolument pas souhaitable. L'obsession mathématique de l'auteur pour le principe de symétrie sauve le narrateur : s'il existe un fleuve qui rend immortel, alors il en existe un autre qui permet de recouvrer la condition de mortel. Une autre obsession récurrente, très présente dans le recueil, est la dualité ; elle s'exprime ici dans la pirouette finale, qui voit se confondre les destinées du soldat Flaminius et de l'homme de lettres
Homère.
Vertige métaphysique face aux implications d'une vie éternelle, recours à une symétrie quasi axiomatique, obsession pour la dualité au sein de laquelle se dissout l'identité, les principaux ingrédients du génie borgésien fécondent pour notre plus grand plaisir cet authentique chef d'oeuvre que constitue « l'Immortel ».