On ne présente plus
Pierre Bordage, prolifique auteur qui fait les beaux jours de la SFFF française depuis plus de 30 ans (ses détracteurs n'ont pas fini de rager, et c'est tant mieux pour nous autres lecteurs ^^)
Il nous offre ici la 1ère partie d'un diptyque dark fantasy porté un très beau livre-objet réalisé par les éditions Bragelonne, mais si j'ai passé un bon moment de lecture je ne sais pas trop quoi en penser et malgré le potentiel je reste partagé…
On retrouve la plume soignée de l'auteur, qui multiplie les descriptions travaillées dans la plus grande tradition des auteurs de romans-feuilletons dixneuvièmistes : l'ambiance est bien rendue donc l'immersion et le dépaysement sont garantis… Je suis loin d'avoir tout lu de l'auteur, mais j'ai eu un peu les mêmes sensations qu'avec "Les Guerriers du silence", et beaucoup les mêmes sensations qu'avec "L'Enjomineur". Mais je ne sais pourquoi, j'ai aussi eu des réminiscences des jdr fantasy vidéoludiques du studio Bioware : "Baldur's Gate", "Planescape: Torment" et "Icewind Dale"... ^^
Qu'est-ce que cela raconte ? L'histoire suit une structure en POVs centrée sur les jeunes aristocrates Oziel du Drac et Noy du Corridan, Renn l'apprenti de Maître Hautborn l'enchanteur de pierre et sur Osrik, un colossal guerrier de son pays le seul rescapé mais qui se montre bien mystérieux sur son passé…
Seule survivante de sa maison, Oziel traquée par les forces conjointes des Maisons de l'Aigle, du Dauphin, du Loup, du Corridan, de l'Ours et de l'Orbal est en cavale : pour retrouver son frère Matteo autrefois banni, elle descend les différentes strates de sa cité, et ce faisant elle descend aussi les différents étages de sa hiérarchie sociale… Par monts et par vaux, nous traversons avec Renn et Orik glaciers, forêts et marais avant de rejoindre le monde du fleuve d'Ostoran qui doit les conduire à d'Arkane, capitale immémoriale des Terre du Méridian bâtie sur le point culminant qui fut épargné par un cataclysmique déluge des temps anciens, qu'ils veulent prévenir d'une imminente invasion génocidaire… Avec Noy nous découvrons les intrigues de la cité : il est en crise d'identité et ne cache pas qu'il se défie de ses dirigeants, mais celui-ci se met en flirter de plus en plus dangereusement avec le Côté Obscur…
Evidemment l'auteur ne cache pas ses opinions, donc on est dans lutte des classes et plusieurs fois j'ai pensé au "Transperceneige" / "Snowpiercer" (
Pierre Bordage serait comme un poisson dans l'eau au sein des anarchistes de la SFFF anglaise, au lieu d'être en France la cible des réacs et des néocons)… D'un côté nous avons des queutards sadiques et des pétasses narcissiques, et entre bal et banquets les aristocrates ne vivent qu'au rythme de leurs pulsions sordides ses games of thrones à la con en se goinfrant sur le dos des habitants à qui il ne reste plus que les yeux pour pleurer, car quand les Questeurs d'Arkane passent pour siphonner richesses et nourriture vers la capitale ou les petites gens payent ou ils trépassent (les économistes néolibéraux appellent cela la théorie du ruissellement par le haut, appelée aussi théorie des miettes qui tombent de la table du maître : il paraît que c'est la modernité, mais si on lui applique le test du canard cela ressemble fortement aux ordres et aux privilèges, appelés aussi l'exploitation de l'homme par l'homme). D'un autre côté les personnages croissent les petites gens : Haldre la servante compatissante, Jilar de la Résurrection et Arjo de la Désolation les jumeaux télépathes marqués par le destin, Garäi et Xug et leurs compagnons mécrosés, Orpheh la vieille paysanne, Petroccio l'acteur de commedia dell'arte, Lozzi l'ancien forgeron, Dara et Vilm les pécheurs… Chacun a sa petite histoire, souvent tragique, et tandis que les grands se déchirent à coup d'intrigues et de complots, ce sont bien les seuls à s'inquiéter de la survie du royaume : une véritable comédie humaine, mieux un condensé des Rougon-Macquart d'
Emile Zola transposé dans un univers dark fantasy…
Qu'est-ce qui a fait que je reste partagé ?
L'auteur est un grand professionnel de l'écriture, mais trouvé que la structure en roman-feuilleton était trop poussée : on est dans un roman, pas dans une publication hebdomadaire… Plein de péripéties ne se justifient que pour l'ensemble conserve sa rythmique (déséquilibrée puisque qu'on alterne les POVs d'Oziel et Renn, entrecoupés de temps en temps par celui de Noy), donc des chapitres entiers ne sont parfois que des interludes entre deux péripéties un peu au-dessus des autres. J'aurais préféré des chapitres moins nombreux mais plus long, histoire d'encore mieux s'immerger dans les paysages traversés et de rester un peu plus longtemps avec les personnages rencontrés… Sans parler du fait, et cela a souvent joué des tours à l'auteur, que
Pierre Bordage aime bien compliquer les choses, parfois plus que nécessaire voire inutilement : peu d'infos sur l'univers, la mythologie, les prophéties, les menaces externes, les menaces internes, sur les factions en présence (vu que certaines en savent long, on se demande pourquoi elles ne sont pas bougé le cul plus tôt)…
OK pour le POV de Noy mais si c'est assez classique, mais on reste sur notre faim tellement on le voit peu alors que c'est lui qui amène le plus d'information sur les Maisons, les cultes concurrents de la Désolation et de la Résurrection et sur les mystérieux démons qui ont déjà infiltré la cité… OK pour le POV de Renn qui ressemble à Emile de "L'Enjomineur" qui guide autant qu'il est guidé par le mystérieux Osrik : on est dans le road movie médiéval-fantastique, et le jeune enchanteur de pierre grandit au contact d'Osrik aussi taciturne que badass…
Pour moi le gros problème est venu du POV d'Osiel : déjà la chute de la Maison du Drak ressemble trop à la chute de la Maison Atréides dans "Dune" pour être honnête, alors si on ajoute les sadiques de la Maison de l'Aigle qui ont une bonne tête de Harkonnens… Ensuite j'en ai trop soupé des princesses qui entre survival et quête de vengeance n'arrêtent pas d'être baladées du point A ou point B mais qui finissent toujours par se retrouver au point C (suivez mon regard de côté de la Maison Stark ^^). Et même si c'est bien fait, on retrouve quand même le désormais classique « on n'a pas le temps, c'est trop compliqué, on t'expliquera plus tard ». le pire c'est qu'Oziel n'apprend pas de ces erreurs : elle croit tout ce qu'on lui dit, que cela vienne de ses ennemis déclarés ou de ses prétendus alliés, du coup elle tombe tout les pièges et se retrouve constamment acculée à essayer de s'en sortir avec un poignard… Pas assez de caractère et trop de répétitions donc, mais en plus je n'ai rien compris au délire d'une faire une soeur incestueuse (cela n'amène rien à l'histoire à part d'en rajouter dans le grimdark or on en pas besoin car l'auteur nous noie constamment dedans, mais peut-être voulait-il faire un parallèle avec les figures mythologiques de Siegmund et Siegelinde même si j'ai du mal à y croire), ou tout ce qu'il invente pour obliger son héroïne à devenir mécrosée (car ce n'ai pas comme si on passait déjà pas mal de temps avec les mécrosés avec le POV de Renn et Osrik, donc il y avait pu la rendre méconnaissable en variant les plaisirs).
On a des héros adolescents et un aspect apprentissage bien marqué (et sans doute des prophéties, des élues et tutti quanti), pourtant on n'est pas du tout dans le cahier des charge Young Adult. Ah ça non, on est dans le grimdark post GGR Martin, trop même… J'ai l'impression qu'il a fait un worst of de toutes les saloperies faites par les Médicis, les Sforza, les Borgia et compagnie : des meurtres, des viols, des incestes en veux-tu en voilà, le tout noyé dans la crasse et la fange. L'auteur n'a jamais été prude (voir les scènes de massacres en Vendée dans "L'Enjomineur"), mais en faire autant cela m'a sorti de l'ambiance… Les génocides de l'armée des Conquérants ne sont déjà pas piqués des hannetons (les mystérieux envahisseurs septentrionaux, encore un héritage de GRR Martin ?), la faucheuse frappe souvent et violemment, ou par le biais des autorités qui ont fréquemment recours à la crucifixion ou à l'empalement, ou par le biais des moeurs délétères des aristos qui n'hésitent pas à mutiler / torturer / tuer sur un coup de tête, ou par les démons divers et variés qui ont infiltré la cités, sans parler des sectaires cannibales qui semblent regretter le bon vieux temps des melnibonéens ou du porno lépreux… Vivement quelle finissent cette mode du grimdark pour le grimdark, mais ce suis curieux donc je serai du tome 2 !