Emmanuèle Bernheim, scénariste et auteure, nous raconte dans «
Tout s'est bien passé » édité en 2013 une période douloureuse, fin 2008, lorsque, à l'âge de 88 ans, son père est hospitalisé après un accident vasculaire cérébral. C'est un homme très connu et réputé dans le monde de l'Art, notamment en tant que Président de la Collection Lambert à Avignon ou encore administrateur de la Société des amis du musée national d'Art moderne. Cultivé, actif, il aime la vie et être entouré. Courant les salons, les expositions, allant au cinéma, dinant avec ses amis, sa vie est toujours en mouvement, en rencontres, en découvertes artistiques, en plaisirs de la vie.
Mais, cet AVC l'a diminué. Dans la chambre d'hôpital, il se remet lentement. Il parle avec plus de difficultés et ne peut plus bouger comme avant. Cela le désespère de ne plus être autonome, de ne plus pouvoir faire ce qu'il aime, ce qui le fait vivre. Sachant qu'il est âgé, qu'il ne retrouvera pas ses facultés d'avant et que, vu son âge, ça ne peut qu'aller de mal en pis, il demande à Emmanuèle, de l'aider à mourir.
L'écriture est – et je l'écris, sans aucune ironie- très vivante. Ce sont des phrases simples, parfois courtes. Pour décrire sa réaction suite à la demande de son père, elle n'a pas besoin de détailler longuement toutes ses réflexions, toutes les pensées qui doivent se bousculer dans sa tête. Elle décrit ce sur quoi son regard s'accroche, presque étonnée. Des gestes presque énumérés par séquence, ces petites choses sur lesquelles on s'arrête alors qu'on n'y accorderait pas d'attention d'ordinaire, parce que justement, tout à coup, elle est entrée dans une période non ordinaire, terrifiante, bouleversante. Comme se retrouver propulsé en une seconde dans un espace-temps inconnu, loin de notre quotidien. Comme les secondes juste après un coup de massue sur la tête, où on chancelle, où notre corps ne répond plus, où la douleur est cuisante...
Ce père, intelligent, intellectuel, avec beaucoup de prestance, a toujours su et fait ce qu'il voulait. Ses filles l'aiment et ont l'habitude de répondre à ses demandes quasi autoritaires (et cette demande est sans nul doute la plus difficile). D'expériences, connaissant son caractère, Emmanuèle et sa soeur Pascale ne vont d'ailleurs pas réellement chercher à l'en dissuader. Elles espèrent juste qu'il change d'avis et qu'il retrouve un peu d'espoir et de goût à la vie.
Mais André est obstiné et ne veut pas de cette vie-là. Il veut en finir avant que les choses n'empirent. Alors, les deux soeurs vont peu à peu, jour après jour, accéder à sa demande. Peu à peu, d'une discussion à une autre, d'une réflexion à une autre, d'une étape concrète à une autre plus décisive, les choses s'enchainent.
Dès les premières pages, je me suis sentie proche de cette femme, de cette fille face à son père. J'avais déjà lu des romans d'
Emmanuèle Bernheim mais c'était ce récit que je souhaitais découvrir depuis pas mal de temps. Et j'ai grandement regretté de ne le lire qu'après son décès en 2017.
En lisant ce témoignage, je ne pensais plus à l'auteur et scénariste
Emmanuèle Bernheim, à ce personnage public mais à cette fille Emmanuèle. Parce que j'étais à ses côtés à chaque moment, à chaque étape terrible. Je comprenais ce qu'elle ressentait, ses doutes, ses déchirements si légitimes, ses acceptations et ses refus, ses nuits blanches et ses douleurs. Tout comme d'ailleurs, je comprenais le désir de son père.
Ce texte n'est pas un condensé de conseils pratiques, un résumé des textes de lois français en matière de fin de vie. Il est le témoignage d'une histoire incroyable survenue à une famille, de deux femmes qui ont eu le courage d'agir selon le désir de leur père, de faire passer d'abord son propre souhait avant le leur. J'ai trouvé ces deux femmes fortes face à cette épreuve.
Ce témoignage n'est pas larmoyant, même si je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer à chaudes larmes à la fin du livre pour cette famille qu'elle m'a fait aimer. Ce père étonnant, attachant, si vivant malgré les souffrances et affres de son âge. Ces deux soeurs différentes mais si soudées. Deux filles qui aiment leur père et qui souhaitent l'accompagner jusqu'au bout.
Ce n'est pas non plus un étalage de bons sentiments, des pages de caramel tendre « on s'aime à la vie, à la mort ». Non, cela sonne vrai et juste.
Emmanuèle Bernheim ne cache pas les défauts des uns et des autres, ni les heurts, les rancoeurs ou encore les conflits qui existent dans toutes les familles. Elle montre aussi les réactions diverses, parfois violentes, de leur entourage, réactions selon les croyances et convictions personnelles.
Ce livre porte sur un sujet grave et j'aurais même tendance à penser qu'il est d'intérêt public. Nous avons le droit de voter (considéré comme assez intelligent pour élire ceux qui voteront les lois), de payer des impôts. Nous avons le droit de nous prendre des crédits à la consommation, de manger bio ou dans des fast-foods, de jouer à des jeux d'argent (de boire encore un peu et de fumer pas trop), de payer la redevance TV, même s'il n'y a rien ce soir à la télé, de nous bourrer de tranquillisants et d'anxiolytiques… Mais, nous n'aurions pas le droit de décider quand nous considérons que maintenant, ça suffit, c'est trop douloureux, qu'on n'est plus à même de profiter de la vie ? de vivre ?
Emouvant, parsemé de quelques touches d'humour, «
Tout s'est bien passé » restera gravé en moi, sans nul doute. Impossible pour nous, lecteurs, de ne pas se projeter, de ne pas réfléchir à notre propre vie, à notre entourage, à soi-même lorsque viendra l'heure où le tic-tac n'aura plus le même rythme ni le même éclat. A moment ou à un autre, nous sommes tous confrontés à la mort, au corps qui ne répond plus comme avant, à la tête qui ne tourne plus dans le bon sens, aux maux qu'on ne peut guérir. Je sais alors que je repenserai à ce qu'Emmanuèle nous a raconté.
Ce texte fait à la fois résonner l'importance de profiter de la vie, d'en profiter un maximum, tant qu'il est encore temps et bien entendu, de profiter de ses proches, de ses parents. Mais c'est aussi un récit sur la liberté… celle du choix de vivre décemment, celle de notre droit de vivre et de mourir dignement.