Ma propre expérience et celle que j'ai des hommes me font penser que dans l'existence de chaque être humain il y a un drame ou plusieurs, une tragédie ou plusieurs, et c'est cela la vie, je dirai même que là est le bonheur de vivre : aimer, souffrir, souffrir, aimer, être menacé, déchiré, torturé, mourir.
Ai-je encore quelque chose de commun avec ce garçon se débauchant avec les filles du port, dépouillant de son porte-monnaie un soldat ivre ? Je le vois ce garçon se saoulant en compagnie de Brocca, s'enfuyant avec l'argent de sa maîtresse, et il n'est pas moi, me semble-t-il. Je suis détaché du déserteur de Londres qui tourmentait Maggy, qui l’a abandonnée en lui criant : « II faut être deux pour faire un enfant. » Non. Il n’est plus. La mer m’a sauvé.
Timonier à bord de mon premier cargo, je regarde et j'écoute les longues lames de l'Atlantique du nord. Elles m’apportent la paix. Elles ont écarté les terres de moi, elles m'ont enlevé au monde. Je ne suis plus pressé par la foule. Je n'entends plus les talons sur la pierre autour de moi qui dessine. Leur eau lave et emporte toutes les images qui m'obsèdent. Dans leur épaisseur, la figure du parâtre, de Brocca, des filles, des tenanciers de pubs se diluent. Leur poussière salée m'ôte de la bouche le goût de l'alcool.
Je respire, mon cœur dans ma poitrine dilatée bat à son aise. Semaine à semaine, mois à mois, année à année, la mer m’a guéri. Jamais plus je n’ai été la « petite crapule » d'autrefois et même aux jours de pire détresse je n'ai pas volé une pomme.
En quinze ans de mer j’ai lu des milliers de livres et exécuté des centaines de dessins. On est seul en mer comme nulle part. La passerelle quittée ou la soute ou la chaufferie, car j'ai aussi navigué dans la machine, le repas pris, je m'installais soit sur ma couchette, soit sur le gaillard, soit sur la dunette et je lisais et dessinais. J’ai lu aussi à terre entre deux embarquements, dans les bibliothèques publiques et celles de l’Armée du salut. J’ai lu de tout, en français et en anglais, romans, essais, critiques, ouvrages sur l’art, d’histoire, études philosophiques, pièces de théâtre, de l’ancien, du classique, du romantique, du moderne. Une certaine année, il m'arriva après avoir appareillé de Seattle d'ouvrir la Bible à la première page de la Genèse. Je ne sais plus où je l'ai fermée sur les derniers mots de l'Apocalypse. Entre-temps j'en avais dessiné des dizaines d'images dont j’ai conservé tout un carnet.
L’admirable est que tout ce que j'ai ainsi absorbé a pris sa place dans ma tête comme dans une bibliothèque ordonnée. Je ne dis pas que je n’ai rien oublié — ce serait fou — mais tout a laissé trace de son passage.
Je tenais les dessins à bonne distance de mes yeux ; le mien dans la main gauche, celui de mon frère dans la main droite, et Léopold s'était encore approché et penchait la tête pour les regarder et nous pensions « semblable ». C'était une révélation brutale ; toute la détresse de notre enfance nous apparaissait soudain. Matérialisée par cette image surgie en nous quelque trente ans plus tôt, en l’un et l'autre en même temps — et il nous aurait été impossible de dire qui le premier, de Léopold ou de moi, en avait parlé. Peut-être celui qui un soir — quel soir ? — avait évoqué par la parole l'étrange cavalier apparu sur la berge n'avait-il fait que décrire la vision qui hantait l'esprit de l'autre dans le moment.
« Le Cavalier Nu » n'était pas que cette angoisse. Il était notre enfance, notre adolescence — je veux dire tous mes troubles, toutes mes folies, toutes mes actions qui paraissaient insensées. Il était la carapace de fer qui avait serré à l'étouffer le cœur de Léopold. Il était le mystère de ses yeux.
Léopold et moi nous n’osions pas nous regarder mais je ne fus pas étonné de l'entendre dire :
— Maintenant il n'est pas nécessaire que je te demande pourquoi quand tu as vu ma litho dans une vitrine de Rio, tu m’as télégraphié.
Edgar était un enfant de petite taille, maigre, traînant la jambe droite. Mais les courses dans les rochers, les baignades dans les eaux claires et fraîches, l'avaient rendu vif et agile. Il nageait, plongeait, courait dans le soleil et sous les embruns.
Sa mère en caressant ses longs cheveux cendrés disait qu'il possédait le teint doré du père et aussi ses grands yeux bleu-sombre.
-Tu as les yeux couleur de la mer, disait-elle.
Vers la septième année, l'enfant avait écrit sa première lettre.
" Mon cher père,
Je vous écris pour vous dire que comme vous, je veux être navigateur. J'embarquerai comme mousse sur votre navire.
Le vieux goéland va bien.
Un petit voilier s'est perdu à l'île Maïre.
Ma mère vous embrasse bien fort. moi Aussi."
Cette chanson de la houle c'est le hurlement du vent dans les mâtures ...
Il fréquentait les mouettes qui nichent dans les falaises et un vieux goéland était son ami. [...] Edgar se disait que, comme son père, le goéland connaissait le monde entier.
Oui, il avait suivi les navires, ceux qui vont en Chine et ceux qui vont en Amérique, et lorsqu'au cours de ses voyages il était fatigué, il se posait et dormait sur l'eau.
Mais il était trop vieux pour repartir ...
Elle ne reçoit pas de visites.
Je n'ai jamais vu de lettres dans son casier.
Elle est mieux que jolie, excessivement séduisante.
Je crains qu'elle ne m'échappe.
Oui, chaque soir, j'ai peur qu'elle ne rentre pas, qu'elle ait quitté l'hôtel dans la journée, pendant mon absence.
Et pourtant, il vaudrait mieux qu'elle partît ; je ne puis plus travailler ...
En entrant dans le poste, le lieutenant eut un mouvement de recul tant l'air y était chaud et chargé de puanteurs.
Les tôles radiaient à l'intérieur la chaleur qu'elles avaient reçue pendant la journée.
C'était une atmosphère de fournaise, et pourtant on étouffait à l'extérieur ...
L'homme, se disait-il, qui se sent atteint, s'il est sans défiance et sans pudeur devant le médecin auquel il s'est livré, s'efforce de cacher à ses semblables ce qui le diminue ; le bossu se redresse autant qu'il peut et l'édenté serre les lèvres ...