À mon tour de lire cette brique ! Ma note en témoigne, mais j'ai beaucoup aimé cette lecture, même si elle n'est pas parfaite, que le format est un peu particulier.
La première chose que je me dis à propos de ce roman, c'est que ça représente le genre de fantasy que j'aimerais plus lire. Une fantasy plus "moderne" dans ses représentations, tout en gardant certains codes très classiques du genre. Car, non, nous n'avons pas affaire à un livre qui se veut révolutionnaire à propos de l'identité de la fantasy ou qui détonne d'originalité. Pourtant, Le Prieuré de l'Oranger parvient à déjouer habilement de nombreux stéréotypes qui sont parfois si ancrés qu'on ne s'en rend même pas compte. J'ai beaucoup vu à propos de ce livre qu'il était féministe, qu'il était exclusivement féminin… non. Enfin, oui, il est féministe. Mais il y a 4 narrateurs et deux sont des hommes. En revanche, ces deux hommes ont des rôles bien mineurs vis-à-vis de leurs homologues féminines et c'est là que commence le changement.
Le changement se poursuit dans le format : c'est un one-shot. Il existe évidemment des bouquins de fantasy en un seul tome, mais se sont globalement des récits réduits en terme d'ambition ou de world-building. Là, Le Prieuré de l'Oranger contient en un seul volume la puissance d'une trilogie : personnages qui évoluent de manière significative, montée en puissance de l'épique, des enjeux à grande échelle, présentation et mise en confrontation de différents pays… A mes yeux, ce livre méritait peut-être d'être divisé, car il est du coup pas mal dense. C'est un choix de n'avoir fait qu'un tome et je le comprends. On a ainsi évité de nombreuses longueurs inutiles, des discussions sans grand intérêt, des descriptions à rallonge… L'efficacité du scénario est indéniable. Mais j'avoue que deux semaines et demie pour lire ce bouquin, ça m'a fait mal !
Pour revenir à l'intérêt du Prieuré en tant qu'œuvre annonciatrice de fantasy moins sexiste, moins euro-centré, moins hétéro-centré, je dirais que sa force continue dans la représentation. Oui, on a des personnages qui ne sont pas blancs ou hétéro en fantasy. Mais c'est souvent présenté comme un "exotisme", "une divergence" vis-à-vis des autres personnages. Là, ce sont ce sont ces figures ""déviantes"" qui sont au cœur du récit. Ce sont les narrateurs. Et l'avantage, c'est qu'on perd donc cet effet "exotique" ou "surprenant" pour être dans la normalité. Car, aux yeux de ces personnages, leur identité, leur réalité, est la leur et pas celle d'une culture dominante.
Évidemment, les personnages seront marginalisés à un moment ou à un autre à cause d'une part de leur identité, que ce soit leur origine ethnique, leur orientation sexuelle ou leur rôle dans la société (voire les 2 ou les 3 !). Toujours dans la déconstruction des stéréotypes fantasy (et de notre monde), S. Shannon aborde avec brio la déformation et l'appropriation des légendes et du passé par certaines figures du présent afin de se donner légitimité et pouvoir. C'était habilement fait, relié de près à la religion et à la culture et on ne peut évidemment s'empêcher de faire les parallèles avec notre monde. C'est ça que j'aime en fantasy, pouvoir dénoncer des torts, des travers, des hontes d'aujourd'hui grâce à un monde imaginé, des cultures inventées (mais très souvent inspirées de l'histoire de notre terre).
Un autre point fort du Prieuré, c'est que les femmes de l'histoire n'ont pas nécessairement besoin de porter des pantalons ou de refuser des mariages arrangés afin de crier haut et fort leur souhait d'indépendance et de pouvoir au sein de la société. L'engagement féministe se sent à travers les réflexions sur l'héritage (quid d'une fille cadette qui ne peut hériter d'un domaine, en dépit de ses compétences plus aiguisées de celles de son frère), sur le passé déformé (appropriation d'un personnage historique d'une culture par une autre culture, déformant au passage le rôle de ce personnage féminin au sein des deux pays), sur le pouvoir détenu par les femmes fortes du monde du Prieuré (le reinaume d'Inys, la Prieure, la Donmata…). Les antagonistes sont aussi des femmes, pour mettre en avant leur complexité, leur être torturé (car oui il n'y a pas que les hommes). Bref, j'étais la 1ère à froncer les sourcils d'un air dubitatif en lisant combien de roman était novateur et féministe et il y avait des femmes, des femmes, des femmes… Mais un monde que de femmes n'est pas un monde féministe. (Et oui il y a des hommes dans le Prieuré et, non, ils ne sont pas creux, bien au contraire).
Tant que je suis aux personnages… je crois que mon préféré est Ead. Il faut dire que c'est le personnage qui a le plus de PDV parmi les narrateurs, mais j'ai tant aimé son personnage que les autres semblaient un peu pâlots à côté (Tané est super aussi, encore plus torturée). Elle a tout pour remplir la case un peu clichée de la meuf "badass" mais jamais il m'est venu ce mot à la tête pour la définir. Et je pense que c'est très positif. Car ça veut dire qu'Ead est capable d'une certaine duplicité, de glisser d'un rôle à l'autre pour remplir ses objectifs, qu'elle est plus complexe qu'une femme automatiquement catégorisée de "badass". Ead est entourée de mystères, elle est observatrice et discrète, mais aussi efficace et déterminée. Elle peut être passionnée ou réservée, patiente ou brûlante d'en finir… Tané a elle aussi de jolies surprises en poche. Elle a la hargne, si persévérante qu'elle en est butée, elle est assez impulsive et instinctive… Et tellement loin d'être parfaite, avec de vraies erreurs dans son parcours, de véritables défauts qui la ralentissent… Loth et Niclays, les 2 narrateurs masculins, ont moins de place dans le récit, des rôles mineurs, mais leur existence est essentielle pour comprendre l'histoire en profondeur. J'aurais aimé voir un peu plus Loth, je reconnais, mais j'ai adoré les questionnements que l'autrice a abordés par son biais. Arteloth va voir ses croyances complètement remises en question, sa foi bousculée, voire opprimée. J'ai beaucoup apprécié les réflexions prudentes, mais réalistes, qui secouent ce personnage et les changements (ou pas) qu'ils vont avoir sur sa vie, sa vision du monde… Quant à Niclays… le moins "bon" des narrateurs, avec son égoïsme, sa rancune, son amertume, son deuil… La fin m'a semblé assez clémente avec lui, malgré ses erreurs, et ce n'était peut-être pas plus mal. Ce personnage avait son lot de casseroles à apporter, de souvenirs à déterrer, d'exigences à accepter… il n'a pas été mis de côté malgré sa moindre importance et la complexité de son personnage m'a bien plu.
Il y a évidemment des personnages secondaires très intéressants et notables (Sabran en tête pour moi), eux aussi loin d'être lisses ou gentillets. Chapeau bas de nouveau à l'autrice pour le travail effectué sur ses personnages secondaires pour les rendre captivants malgré leur rôle absent de la narration.
Cette chronique commence à être très longue, alors j'aimerais éviter de blablater pendant des heures, mais le world-building est à relever : il s'appuie beeeaucoup sur les cultures de notre terre et j'aurais peut-être aimé que ce soit moins flagrant. Il n'en reste pas moins captivant ! Côté bestiaire, je regrette juste les descriptions qui manquent un peu concernant les cousins des dragons, car j'avais du mal à me les représenter de temps à autre. La magie est assez mineure, mais pas inexistante. Elle relève un peu du mythe, beaucoup de la création et de l'équilibre de l'univers. Elle n'est pas ultra originale, mais elle fait son job. Il y a des facilités scénaristiques à relever, les personnages s'en sortent parfois plutôt bien malgré leur situation, ça manque parfois de réalisme ou d'obstacles, mais bon, il s'agit aussi d'un one-shot, il ne faut pas oublier !
Point final sur l'écriture. Tout le long, je me suis dit que l'équilibre en dialogues, descriptions, actions, réflexions, était calé parfaitement à mes goûts de lectrice. Mais aussi à mes goûts d'écrivaine : je crois que le style de Shannon, avec ses descriptions fraîches, immersives, assez courtes pour en dire largement assez, est un style que j'adorerais avoir en tête pour écrire mes prochains bouquins de fantasy. Elle est un peu devenue mon writing-goal, j'ai adoré sa façon de présenter son univers sans qu'on soit ennuyé ou assommé d'infos de world-building inutiles. Les dialogues ne sont pas à foison, mais on les apprécie, ils sont pertinents et pas excessivement longs. L'action ne joue pas sur le trop épique, j'apprécie le parti pris de se concentrer sur un ou plusieurs personnages pour décrire une bataille plutôt que de la décrire dans son ensemble.
En définitive, c'était une bonne lecture avec de jolies représentations. J'aimerais en lire plus des comme ça !
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