POÉSIE-PENSÉE le Rythme poétique selon JAKOBSON (France Culture, 1977)
Une émission spéciale, de Robert & Rosine Georgin, diffusée le 10 décembre 1977 sur France Culture, à loccasion dun hommage radiophonique à Roman Jakobson. Présences : Mitsou Ronat, Robert Georgin et la voix de Jakobson.
Quelle que soit l'importance de la répétition en poésie, la texture phonique est loin de se confiner seulement à des combinaisons numériques, et un phonème qui n'apparaît qu'une seule fois, mais dans un mot-clé, et dans une position pertinente, sur un fond contrastant, peut prendre un relief significatif. Comme disent les peintres, « un kilo de vert n'est pas plus vert qu'un demi-kilo ».
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Ordinairement le langage enfantin commence, et la dissolution du langage chez l'aphasique, juste avant sa perte complète, se termine par ce que les psychopathologistes ont appelé le « stade labial ». Au cours de cette phase, les sujets ne sont capables d'émettre qu'un seul type d'énoncé, qui est habituellement transcrit par /pa/.
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L'affinité sémantique entre L'Érèbe (« région ténébreuse confinant à l'Enfer », substitut métonymique pour « les puissances des ténèbres » et particulièrement pour Érèbe, « frère de la Nuit ») et le penchant des chats pour l'horreur des ténèbres, corroborée par la similarité phonique entre /tenebra/ et /erebs/ a failli associer les chats, héros du poème, à la besogne horrifique des coursiers funèbres. Dans le vers insinuant que L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers, s'agit-il d'un désir frustré, ou d'une fausse reconnaissance ? La signification de ce passage, sur laquelle les critiques se sont interrogés, reste à dessein ambiguë.
Chaque ouvrage poétique, considéré isolément, contient en lui-même ses variantes ordonnées sur un axe qu'on peut représenter vertical, puisqu'il est formé de niveaux superposés : phonologique, phonétique, syntactique, prosodique, sémantique, etc. Tandis que le mythe peut — au moins à la limite — être interprété au seul niveau sémantique, le système des variantes (toujours indispensable à l'analyse structurale) étant alors fourni par une pluralité de versions du même mythe, c'est-à-dire par une coupe horizontale pratiquée sur un corps de mythes, au seul niveau sémantique.
Dans la répartition des rimes, le poète suit le schéma aBBa CddC eeFgFg (où les vers à rimes masculines sont symbolisés par des majuscules et les vers à rimes féminines par des minuscules). Cette chaîne de rimes se divise en trois groupes de vers, à savoir deux quatrains et un sizain composé de deux tercets, mais qui forment une certaine unité, puisque la disposition des rimes est régie dans les sonnets, ainsi que l'a fait voir Grammont, « par les mêmes règles que dans toute strophe de six vers. Le groupement des rimes, dans le sonnet cité, est le corollaire de trois lois dissimilatrices : 1) deux rimes plates ne peuvent pas se suivre ; 2) si deux vers contigus appartiennent à deux rimes différentes, l'une d'elles doit être féminine et l'autre masculine ; 3) à la fin des strophes contiguës les vers féminins et masculins alternent : sédentaires — fierté — mystiques.
Comme on l'a déjà signalé, une première division correspond aux trois parties qui se terminent chacune par un point, à savoir, les deux quatrains et l'ensemble des deux tercets. Le premier quatrain expose, sous forme de tableau objectif et statique, une situation de fait ou admise pour telle. Le deuxième attribue aux chats une intention interprétée par les puissances de l'Érèbe, et, aux puissances de l'Érèbe, une intention sur les chats repoussée par ceux-ci. Ces deux parties envisagent donc les chats du dehors, l'une dans la passivité à laquelle sont surtout sensibles les amoureux et les savants, l'autre dans l'activité perçue par les puissances de l'Érèbe. En revanche, la dernière partie surmonte cette opposition en reconnaissant aux chats une passivité activement assumée, et interprétée non plus du dehors, mais du dedans.
Et en fin de compte, la particularité de la Russie ne réside pas dans le fait que ses grands poètes ont aujourd'hui tragiquement disparu, mais dans le fait qu'ils viennent d'exister.
Si un linguiste et un ethnologue ont jugé bon d'unir leurs efforts pour tâcher de comprendre de quoi était fait un sonnet de Baudelaire, c'est qu'ils s'étaient trouvés indépendamment confrontés à des problèmes complémentaires. Dans les oeuvres poétiques, le linguiste discerne des structures dont l'analogie est frappante avec celles que l'analyse des mythes révèle à l'ethnologue. De son côté, celui-ci ne saurait méconnaître que les mythes ne consistent pas seulement en agencements conceptuels : ce sont aussi des oeuvres d'art, qui suscitent chez ceux qui les écoutent (et chez les ethnologues eux-mêmes, qui les lisent en transcription) de profondes émotions esthétiques. Se pourrait-il que les deux problèmes n'en fissent qu'un ?
Cela confirmerait […] que pour Baudelaire, l'image du chat est étroitement liée à celle de la femme […]. Ce motif de vacillation entre mâle et femelle est sous-jacent dans « Les Chats », où il transparaît sous des ambiguïtés intentionnelles (Les amoureux... Aiment... Les chats puissants et doux... ; Leurs reins féconds...). Michel Butor note avec raison que, chez Baudelaire « ces deux aspects : féminité, supervirilité, bien loin de s'exclure, se lient ». Tous les personnages du sonnet sont du genre masculin, mais les chats et leur alter ego les grands sphinx, participent d'une nature androgyne. La même ambiguïté est soulignée, tout au long du sonnet, par le choix paradoxal de substantifs féminins comme rimes dites masculines. De la constellation initiale du poème, formée par les amoureux et les savants, les chats permettent, par leur médiation, d'éliminer la femme, laissant face à face — sinon même confondus — « le poète des Chats », libéré de l'amour « bien restreint », et l'univers, délivré de l'austérité du savant.
(A propos de la fonction expressive (ou émotive): elle) vise à une expression directe de l'attitude du sujet.