On dit se frayer un chemin, mais s’effrayer un chemin serait encore plus juste. Il n’y a de naturel dans le geste de partir que la terreur. Le reste, ce ne sont que des excuses. Voyager se résume à trouver des raisons pour expliquer son absence.
Parfois, il faut partir. On ne laisse pas d’explication et on s’en va, sinon on meurt.
On envoie des cartes postales pour dire j’aurais voulu que tu sois ici avec moi, pour voir ces montagnes, cette plage – si magnifiques. Derrière les photos que je te ferai parvenir, il sera plutôt écrit qu’à travers notre fantôme qui s’estompe, j’arrive peu à peu à percevoir la beauté de ce qui m’entoure.
Ce qui me plaisait dans le fait d’avoir cette clé, c’était de pouvoir aller sur le toit pour fumer une cigarette et boire mon café à la fin de mon tour de nuit. Je déteste le froid. Je ne pense pas que je m’y habituerai. Jamais. Par contre, la fumée qui sortait de ma bouche et de la tasse de carton, qui montait vers l’infini, pendant que le soleil de février essayait de percer les nuages derrière la montagne, où l’oratoire avait l’air d’un château de glace : c’est une des plus belles images que je n’ai jamais vues. « What you see is what you get. » J’aurais voulu que ce soit vrai. Que tout ce que je voyais soit à moi.
Sur l’écran d’un téléphone public, je regarde l’heure. Il est plus tard que je ne le croyais. Les journées commencent à rallonger. Ça laisse plus de temps pour se demander qui on est.
Le chat a sauté de sa chaise en osier pour venir grimper sur mes genoux. Il ronronne avec force. Il sent qu’un je-ne-sais-quoi se trame. Dans ces bruits qu’il émet, quelque chose de sauvage. J’aimerais que les mots qui sortent de ma gorge sonnent aussi vrai. Alors, peut-être que tu comprendrais. Le chat est content, montre le ventre, s’abandonne. Si nous savions faire aussi facilement confiance, aurais-je cette envie au creux de l’abdomen – m’en aller ?
Le vol a du retard. Tempête de neige, qu’on nous dit, pour s’excuser. Pourtant, au sol, tout a l’air bien dégagé. Le ciel est bleu à en faire presque peur. Les problèmes doivent prendre de l’ampleur avec l’altitude. L’avion peut bien arriver demain, ou le jour suivant, je ne me rappelle même plus quelle destination j’ai choisie. Idéalement, j’aurais pris un billet pour un vol qui n’atterrit pas. Un avion qui n’effectue que de grands cercles autour de la Terre, sans jamais se poser – début de révolution. J’aurais mangé des sandwichs au pain sec et des tartelettes aux pacanes pendant des jours, bu des centaines de bouteilles de vin de Bordeaux format deux cent cinquante millilitres, regardé des films américains mal doublés sur des écrans gros comme des paquets de cigarettes et dormi malgré les pleurs incessants du bébé qui a mal aux oreilles et à qui on chante une comptine sans rien comprendre à sa douleur. J’aurais été bien, parce que le ciel n’est pas un pays. En l’air, on n’est plus personne.
Certains mots ont des conséquences plus pesantes que d’autres. Je m’en vais. Je l’ai dit. Maintenant, il faut que je le fasse.
Au comptoir d’enregistrement, on me demande si j’ai fait mes bagages moi-même. Je souris, en pensant que ce ne sont pas à proprement parler des bagages, mais plutôt le strict minimum. Une trousse de survie rouge ornée d’une croix blanche. On me sourit en retour, trouvant naturel qu’une personne quitte tout, comme ça, sans remords. J’entre dans leur jeu et je fais comme s’il était normal de foutre sa vie en l’air.
Je suis ici depuis une semaine mais ça pourrait faire un mois. Quand on ne sait plus exactement combien de kilomètres on a parcourus, il devient difficile de calculer les secondes écoulées. Je ne suis qu’à quelques pas de chez moi et ma vie se mesure en années-lumière.