L'alarme interne d'Antoine retentit de nouveau, l'incitant à lever la tête. L'espace dans lequel ils sont descendus est presque totalement privé de lumière. L'épaisse frondaison empêche le soleil d'atteindre ce lieu étrange. Les branches obscures s'entrelacent, comme des cadavres figés dans des mouvements interrompus. Le toit formé par ces branches serrées piège les ombres silencieuses. Seuls les sons de leur respiration et de leurs pas sur le sol humide brisent le silence. De hautes roches noircies de mousse s'élèvent de part et d'autre de ce bois sombre. Au centre, un hêtre gigantesque, au tronc large comme plusieurs hommes, dresse fièrement sa haute et dense voûte. Lui seul semble vivant, ses feuilles s'agitent doucement. Antoine reconnaît cet endroit. il l'a vu en rêve. La peur le glace...
Hélène enrage de devoir attendre l'autorisation des hommes pour agir comme bon lui semble. Un jour de 1914, elle a lu dans Le Petit Parisien un article sur une manifestation de suffragettes à Paris. Des femmes de tous âges s'étaient réunies dans la continuité de leurs camarades anglaises et suédoises, réclamant le droit de vote, défilant derrière Séverine, la célèbre journaliste féministe. Hélène comprit alors deux choses avec certitude : tout d'abord qu'elle voulait rencontrer ces femmes qui manifestaient pour le droit de vote, et qui étaient prêtes à se faire arrêter pour défendre leurs convictions, qu'ensuite elle voulait être celle qui écrirait les articles sur ces femmes. Elle avait quatorze ans.
D'un coup, sans le voile de son regard d'enfant, sa mère lui apparaît comme elle est vraiment : une femme forte, prisonnière de la terre, qui gâche sa puissance dans des travaux domestiques. Cette vie ne lui fait pas envie.
J'ai gagné le droit de les juger quand j'ai explosé sous cet obus, quand le bras de mon meilleur ami a été arraché. Cette génération nous a privés du monde. Ils nous ont condamnés à souffrir pour leur profit.
Dans la lumière froide de ce matin d'avril, réfractée par la neige, la douille d'obus qu'il tient entre ses longs doigts calleux brille comme de l'or bruni. Déformée par les coups de burin, elle devient calice, se parant d'un trèfle à quatre feuilles.
Antoine libère son souffle dans l'air glacé, satisfait du résultat. Au fur et à mesure qu'il transforme la matière, les turbulences de son esprit s'apaisent. La peur, la violence, la crasse se dissipent dans l'atmosphère comme un fluide malfaisant.
En caressant les fougères de ses doigts impatients, Antoine Lefresne observe les chauves-souris qui volent au-dessus de sa tête. Il n'a que neuf ans, mais déjà, comme elles, la nuit est son domaine. C'est là qu'il se sent en sécurité quand son père dort assommé par l'alcool.
Antoine aime Michel comme son frère. Il s'en émerveille souvent mais ne sait pas lui dire. Les mots sont trop petits. Alors il se tait.