Je me souvenais très bien à quoi ressemblait le bush couvert de cendres. Les incendies de 94 avaient dévasté toutes les terres autour de la maison où je vivais avec mes parents. Ces semaines avaient été les premières de mémoire d’homme, où le feu était entré dans la ville. Sydney était menacée d’isolement total, toutes les routes étaient fermés, coupées par les flammes, les cendres tombaient du ciel, le soleil virait au rouge et nous vivions sous un ciel orange. Aujourd’hui encore je me souviens d’avoir traversé en voiture le parc national Ku-ring-gai trois semaines après la fin des incendies ; il n’y avait rien en vue, sinon des branches noircies dressées vers le ciel comme si elles essayaient de se raccrocher à quelque chose hors de portée. Ma mère m’avait expliqué que le feu n’avait pas tué le bush, que rien n’était mort même si tout semblait l’être.
Car le pays avait évolué pour brûler. Les gousses de graines du banksia et du rince-bouteilles s’ouvraient seulement grâce à la chaleur intense dégagée par l’incendie, elles ne pouvaient répandre leurs graines que sur une terre calcinée. Le bush avait besoin de s’immoler par le feu de temps en temps, un incendie spectaculaire n’était pas anormal, il était même nécessaire. Je me rappelle avoir regardé par les fenêtres les arbres carbonisés et pensé que je n’avais jamais rien vu d’aussi mystérieux et incompréhensible. Je me suis dit, non pas que je risquais de mourir là, dans ce paysage, si l’on m’y déposait, mais que disparaître serait très facile. Que disparaître serait vraiment tentant.
Pendant mes huit heures de travail j’encaissais les urgences de plein fouet et les abandonnais aussi vite, entendant seulement des bribes de l’histoire, jusqu’à cinquante fois par heure. Nous posions les questions qu’on nous avait dit de poser, nous le faisions vite, en restant dans les clous de la procédure qu’on nous avait apprise le premier jour. Car elle était censée nous protéger contre le désespoir. Si tout se passait comme prévu, la personne qui appelait ne nous parlait pas de l’incendie qui faisait rage au bas de sa falaise ni du cadavre qu’elle venait de découvrir au fond du ravin. Nous attendions que l’appelant entame son dialogue avec l’infirmier ou le pompier, puis nous raccrochions doucement avant de pouvoir entendre les détails. Nous ne devions pas en apprendre davantage. Nous n’étions pas supposer entendre la femme hurler à cause du bébé qui virait au bleu entre ses bras. Mais cette femme éplorée ne savait pas que je n’étais pas la personne à qui elle devait raconter son histoire en détail. Elle ne savait pas que je ne pouvais pas l’aider.
Les centres ne fermaient jamais. Nous faisions les trois-huit, ce qui nous classait grosso modo en trois catégories : le groupe du matin, surtout composé de seniors en chaussures orthopédiques ; le groupe de nuit, bourré de cosplayeurs erratiques, d’autistes, d’obèses et d’anciens taulards ; et le groupe de l’après-midi, où atterrissaient des gens comme moi. Il y avait des acteurs et des sculpteurs, des lycéens qui avaient plaqué le bahut, des étudiants à distance, des paumés, des largués, ceux qui avaient l’impression de faire un boulot utile en attendant de passer à autre chose. Pat, qui me formait, était auparavant avocate en droit de l’environnement ; je n’ai jamais su pourquoi elle avait arrêté.
Nos horaires de travail étaient susceptibles de changer selon les caprices de l’entreprise qui nous employait. Certaines semaines, c’était de quatre heures de l’après-midi jusqu’à minuit plusieurs jours de suite, puis de cinq heures du matin jusqu’à treize heures.
Une fois les stores baissés, il n’y avait pas grand-chose à regarder ni à faire dans le centre d’appels. Des écrans de télévision occupaient les murs de chaque côté de la salle. Ils restaient allumés en permanence mais sans le son. Nous n’avions pas le droit de regarder des émissions ou des films sous-titrés. Nous n’avions pas le droit de lire, de nous servir de nos téléphones personnels, de manger. Aucune distraction ne nous était autorisée. Pour combler les temps morts, nous parlions aux opérateurs assis près de nous, mais jamais des appels. À quoi bon t’en soucier ? me répétait Pat la première semaine, dès que j’exprimais ma détresse.
Quand ma mère a eu fini d’arroser, elle s’est nettoyé les pieds, puis elle est entrée dans la maison, allant et venant entre le placard et le comptoir afin de préparer l’assaisonnement de la salade. J’ai mis la table sur la véranda et apporté une assiette de poisson emballé dans du papier alu. Les tranches de citron collaient aux écailles. Ma mère m’a tendu les couverts à salade.
Nous avons passé plusieurs heures ensemble sur la véranda à parler et à boire du vin pendant que les restes du poisson dégorgeaient leur jus dans le papier alu. Ma mère m’a questionnée sur mes heures de présence au centre d’appels ce jour-là. Je lui ai dit que tout allait bien. Elle m’a demandé si je supportais ce travail. Elle m’a demandé s’il m’aidait à écrire. Pour la rassurer je lui ai répondu que oui, même si j’avais de plus en plus de mal à écrire. Mais je ne voulais pas l’inquiéter davantage car elle se faisait déjà du souci à cause de l’effet de tous ces appels sur moi. Inutile qu’elle sache à quel point ils affectaient tous les aspects de ma vie.
C’est pas le genre de travail où tu peux rester dans ton coin à cogiter, lui ai-je expliqué. Je ne dois pas prendre ces appels personnellement. Ils n’ont rien à voir avec moi, je me contente de mettre les gens en contact avec les services adéquats.
Ma mère a eu une expression dubitative. Son visage disait tout. Elle savait qu’on pouvait perdre le fil de sa vie, nager longtemps, atteindre les bouées de sauvetage sans jamais être sauvée, se noyer au large dans le sombre océan de ses choix.
Si ce boulot au centre d'appels m'avait appris une chose, c'est qu'on ne peut pas éviter l'urgence. Peu importe ce qu'on fait, l'urgence vous tombe dessus.
J'ai alors remarqué, comme si je ne me réveillais pas d'un cauchemar mais que j'y pénétrais, une longue chose jaune et noire qui nageait.