J’ai senti une brise fraîche sur mon visage. L’air était comme l’eau dans laquelle j’aurais voulu plonger et nager pour disparaître.
Tu me dois pas mal de choses, je te rappelle.
Il avait raison. C'était là le problème : je lui devais mon appartement, ma garde-robe, mon job. Tout. Il m'avait piégée et je ne l'avais pas vu venir.
Nous étions là, mère et fille, riant aux éclats sous le porche, tandis que les ombres des arbres s'allongeaient et que les lumières des maisons s'allumaient. L'image du bonheur.
Mais c'était comme le sifflement des bombes - les missiles V2 que les Allemands lâchaient sur Londres à la fin de la guerre. On n'entendait rien, pas un souffle. Quand, soudain, votre maison explosait.
Elle a pris son paquet de cigarettes sur la table et lentement en a extrait une cigarette. Elle a tapoté le bout contre la table en coulant un long regard vers Peter et l'a placée entre ses lèvres. Il s'est penché pour l'allumer en protégeant la flamme d'une main contre un vent imaginaire.
Ce geste, cette façon de s'effleurer, d'inspirer pour prendre une taffe en se penchant en arrière - c'était une danse qui m'échappait. Mais ce jour-là, j'ai décidé d'en apprendre les pas.
Le crépuscule tombait et, peu à peu, les lumières des appartements s'allumaient autour de moi. Une myriade de petits carrés d'or. Voilà ce que Mrs Grayson essayait de saisir, des ombres bleutées et de la lumière dorée. Derrière chaque petit carré d'or se cachait une personne. Une famille peut-être. Ça devait être tellement bien de se réveiller et de savoir qu'il y avait toutes ces vies remplies autour de vous, au milieu de cette immense ruche vivante.
J'ai eu une intuition, comme une évidence: j'avais trouvé le lieu auquel j'appartenais. Un jour, je vivrais ici. Je vivrais dans un de ces carrés de lumière. Autour de moi vibreraient plein de vies, certaines bien remplies, d'autres moins. Je serais au coeur de la vie.
Il y avait pire que de ne pas être invitée à danser : être invitée par le mauvais cavalier.
Ma naissance avait été irlandaise en tous points : baignée de douleur et de culpabilité, accompagnée par un fantôme, annoncée par les cloches du ciel et les bénédictions murmurées des anges.
La vraie vie n'a commencé que le lendemain.
- Merci pour ce soir, m'a-t-il chuchoté.
- Pour quoi ?
- Pour ne pas avoir balancé la soucoupe de sandwichs. Ne pas avoir renversé de café sur ses genoux. Ne pas l'avoir humiliée comme elle t'a humiliée. Pour avoir essayé de raconter une histoire drôle. Essayé de me mettre à l'aise.
- À l'aise, pas plus ?
-Pour m'encourager à faire ce qui me plaît.
Il m'a serrée contre sa poitrine en ajoutant :
-Du moment que tu ne m'abandonnes pas...
Nos "boys" - des voisins, des garçons que nous connaissions - se faisaient tuer à la guerre. Des étoiles dorées apparaissaient aux fenêtres en leur honneur, mais nous nous protégions en lisant à peine les journaux et en entretenant notre petit secret : tant pis pour les héros pourvu que notre père chéri ne nous abandonne jamais.
Ce serait donc là, le début de cette histoire... le bouleversement de notre vie de famille, ces quelques coups contre la porte...