Juan Goytisolo à propos de "Pour vivre ici"
Face à
Pierre Dumayet ,
Juan GOYTISOLO présente son livre "Pour vivre ici",
récit de la découverte de son pays par un jeune étudiant
espagnolbourgeois.
L'ignorance ou le rejet de la grande culture arabe dans son double aspect mystique et rationaliste - aussi évident dans le wahhabisme saoudite que dans l'islam algérien- est compensée par la réduction du champ religieux à la pratique extérieure et à la stricte application des préceptes coraniques (interdiction de la consommation d'alcool, normes vestimentaires, etc.). Chaque fois que j'ai mentionné cet appauvrissement - l'avantage accordé au message social et politique au détriment de la riche et complexe dimension poétique, théologique et contemplative - à un sympathisant du FIS, sa réponse a été évasive: "Notre peuple veut du pain et de la justice, et non pas lire Ibn Khaldoun ou Ibn Arabi."
La masse de jeunes chômeurs non scolarisés et sans avenir, sont, en 1988, une poudrière prête à exploser. Les effets dévastateurs d'un quart de siècle de corruption, de gaspillage et de parti unique sautent aux yeux: désert culturel et moral, détresse, perte du sens de l'identité, énorme capital d'énergies inemployées, aversion pour la nomenklatura. Quelques mois après l'écrasement de la rébellion des rues à Oran et à Alger, des milliers de jeunes crient dans les stades: "Raya dayaain, duuna Fillistine! nous sommes perdus, envoyez-nous en Palestine!" La guerre ou jihad dont ils rêvent, ils vont très vite la commencer dans leur propre pays. Leur marginalisation et leur haine irréductible du système feront d'eux fatalement la base aguerrie et vengeresse du FIS."
(Publié en 1994
Les phares d'une automobile éclairèrent brusquement les troncs dépenaillés des eucalyptus et la silhouette effilée des cyprès, les sauvant, pour quelques instants, en ondes silencieuses, des ténèbres épaisses où ils se trouvaient plongés.
Il éprouvait de l'angoisse à l'idée de quitter ce monde, ou plutôt de le quitter sans avoir réussi à lui découvrir un sens possible. Ce qu'on appelle l'expérience n'avait servi qu'à le mettre à l'écart de la vie et des rythmes ; sa soif de savoir avait débouché sur l'abandon de toutes ses connaissances et certitudes. Il ne restait de lui que l'ombre projetée par la fenêtre d'un train en marche vers une destination inconnue.
Mes parents m'aimaient trop et ne me refusaient jamais rien. (...) (Ils) m'étourdissaient du spectacle de leur dévotion. (...) Derrière les nobles paroles je vis apparaître la subordination de l'amour et la lâcheté du sacrifice. (...) Il fallait (à ma mère) le voisinage d'un être sur qui faire reposer le vide immense de son âme. (....) Accepter (l'argent) de ma mère eût été accepter sa morale.
Nos écrivains devraient lire davantage de poésie ; non pas celle qui se prétend poésie sans l'être, mais la vraie. Ils éviteraient ainsi cette prose claudicante et remplies de phrases toutes faites dont on voit tant d'exemples dans l'univers médiatique des best-sellers (où seule compte la trame : intrigue policière, roman historique et autres matériaux au rabais qui, selon les experts en marketing, "accrochent le lecteur", sans toutefois préciser par quel côté). Il est affligeant, en vérité, de voir le peu de cas que l'on fait de ceux qui ont parié pour le texte littéraire (ils n'ont droit à aucune visibilité médiatique, trouvent difficilement un éditeur en ces temps de crise et passent donc inaperçus aux yeux du lecteur moyen), quand on constate la promotion à laquelle ont droit ceux qui vendent des kilomètres de papier imprimé, applaudis par les responsables de notre retard dans l'éducation et la culture.
Le groupe qui embarque avec moi pour Split part-il dans le but de contempler le cadavre d'Adem le bossu, dont on a miraculeusement redressé la colonne vertébrale en l'empalant sur un pieu juste devant la porte de sa demeure ? Les têtes d'Ibro le gitan, de sa femme et de son fils embrochées "comme au temps des Turcs", selon l'expression des hommes de Karadzic, sur les poteaux de la clôture de leur maison pour avoir commis le crime de ne pas s'être enfuis ? Les cendres du village musulman de Grapka, dont tous les habitants ont été brûlés après le rituel atavique des mutilations, viols collectifs et égorgements en l'honneur du Dieu purificateur et de saint Sava l'invicible ?
Les auteurs qui tiennent alors le haut du pavé – Malraux, Sartre, Camus – ne l’intéressent absolument pas. La littérature d’idées, dit-il, n’est pas de la littérature : ceux qui la cultivent se trompent de genre. Leur langage est lisse, conventionnel, prévisible : il part de quelque chose de connu pour arriver à quelque chose d’également connu. Leur entreprise n’est pas une aventure, mais un simple trajet d’autobus. Alors, pourquoi tant d’efforts ?
Il admire par-dessus tout les poètes : Nerval, Rimbaud, Mallarmé et, à ma surprise, Claudel. Il a aussi du respect pour Céline, Artaud, Michaux, Beckett. Quelques années plus tard, déjà installé dans une solitude absolue et sans retour, il me parlera avec émotion de Dostoïevski et des Frères Karamazov.
(...) :le dépuceleur, un médecin portègne avait été doté par la nature d'un phallus énorme. Maintenant que j'en ai vu des centaines, de toutes les mesures possibles, je peux vous jurer que c'était le plus grand que j'aie jamais vu.
Il fuit avec répugnance la gloire et la reconnaissance mondaine. Un jour, de passage chez Gallimard, il voit une pile de livre dans la pièce où les auteurs signent les exemplaires destinés à des personnalités, aux libraires et aux critiques : il s’agit d’une œuvre de Montherlant. Après s’être assuré que personne ne le surveille, il transforme la sempiternelle Avec les hommages de l’auteur en un insolite Avec les hommages de ce con de Montherlant. Les volumes seront envoyés à leurs destinataires : certains académiciens et esprits distingués protesteront par téléphone contre l’outrage et renverront leur livre.