Charlie Hebdo libère les femmes - Un demi-siècle d'articles et de dessins sur les droits des femmes
De Collectif aux éditions Les échappés
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Reiser -
L'Homme qui aimait les femmes de
Reiser et
Jean-Marc Parisis aux éditions Glénat
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reiser---l-homme-qui-aimait-les-femmes.html
Paris-Pontoise de
Charb aux éditions Les Échappés
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J’ai poussé la grille du parc. Il était six heures du soir, quatre heures au soleil. Je voulais juste récupérer mon ballon. Il avait atterri dans cette zone enclose de marronniers que nous appelions «la clairière», roulé près d’un sac de toile blanche, qui devait appartenir à la fille qui lisait là, assise en tailleur sur la pelouse grêlée de fumeterres et de boutons d’or. Elle portait une robe à manches courtes bleu clair. Ses cheveux tombaient en lourdes mèches cuivrées sur ses épaules. Ses bras, ses jambes découvertes au-dessus du genou étaient d’un blanc unique, aveuglant. Un peintre se serait damné pour trouver ce blanc vivant. Je me suis approché. Elle a posé son livre, aperçu le ballon, s’est levée d’un bond et l’a fait rouler du pied dans ma direction. Une belle passe. Je n’avais jamais vu un tel visage. Pas un visage, mais cent visages. Une mutinerie de traits. Un feu blanc où brillaient deux yeux pers, du gris, du bleu, du mauve. Je me suis laissé tomber sur la pierre du bassin asséché depuis des lustres.
Elle s’appelait Deirdre. Nous avions le même âge, quatorze ans. Elle parlait français, avec un fort accent anglais, mais elle le parlait très correctement et le comprenait encore mieux. Elle habitait au pays de Galles. Pays qui ne m’évoquait qu’une équipe de rugby, un sport assez fruste où l’on avait le droit de prendre le ballon avec les mains. Elle effectuait un séjour linguistique à Froncy et logeait avec sa classe dans l’ancien monastère de La Roche, derrière le potager du château.
— Je repars dans dix jours. Dix jours pour me promener et manger des gaufres avec toi. Ici, les surveillantes sont plus sympas qu’à Carlywin, elles nous laissent sortir seules.
Des gaufres, j’en mangeais rarement, il n’y avait pas de marchand de gaufres à Froncy. Mais cet accord immédiat, cette confiance spontanée m’avaient ravi, sans vraiment m’étonner. Remis du choc de son apparition, il me semblait désormais nous connaître depuis longtemps, elle et moi. La tristesse de quitter les copains s’était dissipée, c’était Deirdre désormais dont je ne pourrais plus me séparer.
Tout était affaire de regard. Ceux à qui il restait des yeux pour voir se passaient très bien de caméras de surveillance. Le spectacle était bestial. Les politiques dansaient sur le fumier. La pensée pendait à des crocs de boucher. Les ouvriers étaient dissous dans l'acide financier. Les enfants cognaient leurs parents. L'amour était l'autre nom de la vanité. L'hystérie avait pris corps. La poésie avait valeur de regret. Le temps, celui qui donnait une chance, une petite chance, au jeu, à la liberté, s'était compressé, réduit à une peau de chagrin. Les jeunes étaient vieux. Les vieux étaient morts. Les morts étaient oubliés. Des colonnes de fantômes défilaient de l'infirmerie psy aux poubelles de la Toile. On fabriquerait bientôt de nouveaux vaccins contre la modestie, la mémoire, le secret. Sur les Champs, Baudelaire m'avait repris en écharpe : "Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie."
- Crâmon a quand même écrit des romans avant d'être banquier, dit ma mère. Et il a beaucoup lu.
- C'est un bluffeur, dit mon père. Il la ramène avec son amour de la littérature, mais qui ferait de la politique après avoir lu Proust, Céline, Camus ou même ce filandreux de Char ? La langue oblige à des choix de vie, à une certaine dignité.
(p. 31)
Mon grand-père, un livre ouvert, vivant, jusqu'au bout... "Les gens ont peur de la mort parce qu'ils n'y croient pas tout à fait. Ils se disent que morts, ils vivront encore leur mort, éternellement. D'où leur terreur, leur effroi, leurs religions. Moi, j'ai bien vécu la vie. Je me suis bien battu, j'ai bien travaillé, bien rigolé, bien aimé ta grand-mère, je vivrai bien ma mort, car j'y crois entièrement, à la mort."
(p. 24)
J'ai assez grandi pour ne pas mythifier ou glorifier l'enfance. Je sais de quoi elle est faite ou défaite...
Qu'est-ce que c'était pour moi, ce pays, à 30 ans? Qu'est-ce qu'il représentait? D'abord des couleurs, des odeurs, des sensations d'enfance. Les pavés pentus de la venelle des Papegaults à Blois, les promenades avec ma mère au parc de la Roseraie, les concours de ricochets sur la Loire avec les copains de la cité scolaire Augustin-Thierry (un château plutôt), la cime du mont Blanc en février, la dune du Pyla en été... Et dans ce tableau de fils unique né chez des conteurs, les échos de la tradition orale familiale. Les souvenirs d’un grand-père paternel né avant la crise de 1929, son apprentissage dans l’ébénisterie à Paris, ses «fredaines avec les gisquettes» du Faubourg-Saint-Antoine, sa Résistance dans les Forces françaises de l’intérieur, «Rien de plus subtil, de plus rigoureux, que de vivre. À son idée, à ses idées, la liberté, c'est tout un art, une mécanique de précision. À l'origine du fascisme, il y a toujours un manque de rigueur. Ne mens jamais, mon petit. p. 23
Dès le début de notre histoire, nous avions recensé nos différences, préempté nos espaces intimes, nos temps personnels. Nos égoïsmes se respectaient. Le réglage de nos solitudes s'opérait dans une anarchie naturelle, heureuse, en marge des lois communes aux autres couples. Les soupçons, les jalousies ne passaient pas sur nous.
On pouvait aussi s'asseoir dos au mur sur mon lit, dans le carré poussiéreux qui me servait de chambre. C'était encore ce qu'il y avait de plus confortable pour deviser. Au matin, je la trouvais endormie sur moi comme un koala sur sa branche.
En général, il n'y a pas d'amour heureux. L'amour est inquiet, mendiant, il devient vite un droit à tyranniser l'autre.
Le vide laissé par le départ d’Ava est aux dimensions du temps que nous avons passé ensemble. Je la pleure parce que je l’aimais, mais aussi parce qu’elle m’aimait. Ce que je sais d’elle aujourd’hui ne me sert plus à rien et ce qu’elle savait de moi va me manquer. Par son départ, une possibilité de mieux me connaître m’est enlevée. Ce que je sais désormais, c’est qu’Ava était la femme de ma vie. Le constat est effroyable, mais son évidence m’arrache au moins le sourire de la vérité.