Soirée lecture et rencontre avec Jean Cagnard et Catherine Vasseur, artistes associés de a Compagnie 1057 Roses, pour la sortie du roman de Jean Cagnard, Plancher Japonais paru aux éditions Gaïa.
Une des qualités vertueuses du travailleur est de sublimer. Sinon, il ne serait pas travailleur. Le travailleur est une créature à la chimie farouchement optimiste; Chaque seconde il transforme la vie ordinaire en couches passionnelles. C'est un dieu et un beau crétin. Un dieu parce qu'il travaille, un crétin parce qu'il va travailler. (p. 46)
Et puis c'est au tour de -L'Etranger- de A. Camus de sortir de l'étagère
Et que je te coule comme une eau pure.
De même vous enchaînez sur-La Peste-
(...)
Et puis c'est -L'Arrache-cœur de B. Vian.
C'est L'Ecume des jours
C'est La Nausée de J.-P. Sartre.
C'est Les Cavaliers de J. Kessel.
A présent c'est vous qui chevauchez. Royalement harnaché. Et John, Ernest, Erskine, Albert, Boris, Jean-Paul et Joseph sont vos chevaux ailés. Vous êtes allés aussi loin qu'on peut pour un homme qui passe une bonne partie de sa vie en tenant simplement des morceaux de papier entre ses mains. Ce que vous avez lu est si bien entré en vous que vous en êtes devenu une parcelle. Il es parfaitement clair que la simple nourriture des mots vous a rendu héroïque. (p. 129)
Chaque jour, l'homme va à la rivière et s'assied sur un tabouret métallique dans le courant rapide de la petite cascade. Là, de la poche intérieure de sa veste, il sort un livre et commence à lire parmi les éclaboussements, l'écume et le rebondissement des lumières.
En général, il faut une petite heure avant que le livre soit trempé et lorsque l'homme ne parvient plus à tourner les pages sans les déchirer, il le jette à l'eau, en gardant un œil très intéressé sur l'éclat que prend alors la rivière, car il n'ignore pas la passion des truites pour la littérature.
De tout temps, il n'y a eu qu'une espèce pour couper les empreintes de toutes les autres, l'espèce trébuchante. (p. 169)
...quand bien même un homme courbé vers le sol forme sur l'horizon un bien beau point d'interrogation. (p.19)
Elle avait même pensé en finir mais quelque chose en elle de profondément enfoui, qui était peut-être le sens de l'humour, l'avait sauvée. Qui méritait qu'on meurt pour lui? Hein? Quelle espèce d'humain méritait qu'on perde la vie pour lui? C'était ce rire terriblement intime et bien plus féroce que ses angoisses qui avait fait basculer finalement son histoire et lui avait permis d'en voir le bout. Même si elle était encore fragile, elle savait désormais qu'une boule de fureur joyeuse veillait sur elle, quelque part entre ses intestins et son cœur.
( Une tasse de café sur une aile d'avion)
Le soir, le jeune homme et la petite amie se retrouvent aussi sûrement que deux parenthèses qui ont concentré la journée entre leurs ventres convexes. Elle est en stage dans une clinique pour trois semaines et elle a assisté à son premier accouchement in vivo.
- C’est dingue! dit-elle. Tu es soudain face à l’origine du monde. Tu as envie de pleurer. Tu pleures. Qu’est-ce que tu veux faire d’autre? Les mains, qui ont fait la vaisselle, qui ont tapé à l’ordinateur, qui ont descendu les poubelles, ces mains-là recueillent le petit voyageur. La tête du petit voyageur, les épaules du petit voyageur, le corps du petit voyageur. Tu as vu mes mains? Regarde-les bien. Bientôt, ce ne seront plus les mêmes parce qu’elles ont commencé à toucher les origines du monde. C’est le truc le plus concret que j’aie jamais vu. Le plus irréel! Merci les mains! dit-elle en les dressant devant elle. Ses yeux! Tu aurais vu ses yeux! continue-t-elle. Quelle innocence! Ça fait peur une telle innocence. Une telle force! ça te submerge. Il n’y a plus qu’une chose qui compte après cela. La beauté. Nous venons au monde pour le rendre à la beauté quelques secondes. C’est l’unique raison! La beauté! La beauté! La beauté!
Le jeune homme est très impressionné par l’expérience de sa petite amie, lui qui se sent si souvent au bord d’apparaître ces derniers temps.
- Je suis allé au ciné, dit-il enfin pour faire part lui aussi de sa petite particularité de la journée. Tu connais Dead man de Jim Jarmusch? demande-t-il. Dead Man répète-t-il. De Jim Jarmusch.
- Merci les mains, dit-elle à nouveau, les faisant tourner devant elle, comme si elles venaient de pousser au bout de ses bras.
Elle ne connaît pas Dead Man de Jim Jarmusch.
On la comprend, elle est en pleine extase métaphysique, dans le potage vibrant de la vie, et l’autre lui sert du Dead Man. Le bout merdeux du bâton.
Il s’abstient de dire qu’il l’a vu deux fois de suite, au péril d’une précieuse photosynthèse. Qu’il vibre encore de la tension envoûtante et archaïque de la guitare de Neil Young, le rocker élégant qui a fait de sa musique un lien flamboyant que les cordons ombilicaux conjoints de la Bible et du Coran.
Il ne lui demande pas si elle a déjà entendu parler de Neil Young.
- J’ai choisi le plus beau métier du monde, dit-elle. Les traders sont des ânes.
Vos parents ne semblent pas bien très bien comprendre qu’on tire des livres de leur bibliothèque, qu’on les ouvre devant le visage et qu’on laisse des yeux en parcourir les lignes. Qu’au bout de la première ligne, vous passiez à celle du dessous. Ainsi de suite, de gauche à droite, jusqu’en bas de la page. Et que cette page achevée, vous passiez à la suivante. Ils semblent penser que vous ne possédez pas la bonne manière de vous comporter avec un livre. Ils semblent dire que la lecture d’un livre peut se limiter à regarder les tranches sur les étagères. Ces ouvrages qu’ils ont probablement tenus entre leurs mains eux-mêmes. Dont ils ont forcément découvert le contenu. Mais il y a si longtemps, maintenant. Que les pages sont devenues des pierres.
Finalement elle a tiré sa révérence avant lui
Jeter l'éponge qui avait poussé entre le creux de sa main
Et l'empire de la toile cirée
Précédant son époux pour la première fois de sa vie
Soixante-cinq ans derrière et une seconde devant
Le temps de passer la ligne
Projetant son buste d'un mouvement orgueilleux de colombe
Directement dans la gueule du paradis
(p 19)
D’où vient cette sensation qu’à la fin de chaque page, vous pourriez en être à la fois les personnages et l’auteur ?