Payot - Marque Page - Heidi Benneckenstein - Coupable en toute innocence
J’ai toujours été plus proche de ma mère que de mon père. D’ailleurs il préférait s’occuper de mes sœurs plus âgées à qui il pouvait faire part de ses théories singulières. Les nourrissons et les enfants en bas âge l’ennuyaient. Il fallait jouer avec eux et on ne pouvait pas leur parler. C’est ma mère qui s’occupait de nous vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle nous réveillait, nous faisait manger, lavait nos affaires, jouait avec nous et nous mettait au lit. Jamais mon père n’aurait accepté de nous confier à des mains étrangères les trois premières années.
On ne peut pas remettre en question tous les événements de notre histoire. Ce n’est pas parce qu’une chose dépasse l’imagination qu’elle est forcément un mensonge. Il y a des événements dont il faut accepter la réalité, ils sont horribles, mais ils ont eu lieu, parce qu’il y a des gens horribles. On peut juste tenter de se confronter sans répit à cette horreur, dans l’espoir qu’elle ne se répétera jamais.
J’ai réfléchi si souvent aux dix-huit premières années de ma vie que je peux en faire défiler tout le film dans mon esprit, revenir en arrière, zoomer et me projeter librement dans telle ou telle scène et dans telle ou telle phase de mon passé.
Ce n’est pas si bien que ça, ce que j’ai vécu. C’est généralement déplaisant, parfois horrible, souvent blessant, humiliant, choquant.
Plus j’avançais en âge, plus j’étais anxieuse, car je comprenais de mieux en mieux les horribles histoires de guerre que mon père serinait à longueur de journée. Je tombais de plus en plus sous sa coupe, tout en sachant de moins en moins à quoi m’en tenir avec lui, si bien que je lui faisais des scènes un jour et briguais ses faveurs le lendemain.
Évidemment la Hongrie n’est pas l’Italie et le lac Balaton n’est pas la Méditerranée, mais je m’en fichais. Je n’étais jamais allée en Italie et je ne me figurais rien de plus beau que le lac Balaton. Pour moi c’était le paradis : 30° à l’ombre, du soleil tous les jours et de longues heures sans école et sans stress.
Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon, dit la première phrase d’Anna Karénine. Je confirme. J’essaie parfois de m’imaginer comment ce serait si nous étions encore tous ensemble, mais je n’y parviens pas.
Je ne viens pas d’un patelin déprimant du fin fond de la Saxe, mes parents n’étaient pas au chômage. Je n’avais pas de complexe d’infériorité à compenser, je n’ai pas été manipulée, j’ai juste suivi le boulevard qui s’ouvrait devant moi – et il menait à l’extrême droite.
J’avais le sentiment d’avoir mené pendant dix-huit ans la vie de quelqu’un d’autre. Je ne ressentais pas de dégoût, c’était plutôt comme d’avoir jeté un coup d’œil dans la vie d’une personne que j’aurais vaguement connue autrefois.
J’étais une petite nazie. Coupable en toute innocence, née, élevée, poussée inexorablement dans le milieu de l’ultra-droite. Je n’ai pas eu le choix, n’empêche, j’étais nazie.
Jeunes et ardents, nous voulons partir à l’assaut de l’époque, abattre ce qui est vieux et pourri, et contribuer à bâtir l’ère nouvelle de notre peuple.