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4.16/5 (sur 58 notes)

Nationalité : France
Biographie :

Journaliste indépendante et spécialiste du monde arabe et de l’Afrique de l’Est, Gwenaëlle Lenoir, ancienne Grande reporter à France 3, elle écrit pour Orient XXI et Mediapart. Elle revient pour le CAREP Paris sur la transition démocratique soudanaise, la mettant au regard d’une analyse géopolitique située, et décryptant les rapports de force qui ont dominé l’échiquier politique et les bouleversements du Soudan depuis le destitution d’Omar el-Béchir le 11 avril 2019.

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Citations et extraits (31) Voir plus Ajouter une citation
" Nous avons oublié depuis si longtemps la franchise. Nous n’avons appris que la méfiance et la dissimulation. "

(page 103).
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Je suis resté seul avec les morts. J’allais les quitter moi aussi, j'allais les abandonner à leurs souffrances, seuls sur les carreaux blancs, sans respect ni tendresse, aux mains de leurs bourreaux. Je ne pouvais rien pour eux, seulement les photographier. Seulement refuser de participer à la danse macabre orchestrée par les employeurs des Tony de ce pays. p. 105
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(Les premières pages du livre)
Ce livre est un roman dont le personnage principal est réel. Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne.

UN
Ania dort et elle sait que je suis mort. Elle a lu le communiqué. Tout le monde a lu le communiqué. Tout le monde sait que je suis mort, mes amis aussi bien que mes ennemis.
Ania fronce les sourcils, ses paupières battent, ses lèvres se tendent. Son épaule gauche tressaute en petits mouvements saccadés puis s’arrête, s’affaisse, calme et blanche au-dessus de la couverture bleue. Alors ce sont ses doigts qui se mettent à danser, ceux de la main gauche, toujours, le majeur et l’index. Peut-être l’alliance est-elle trop lourde pour permettre à l’annulaire de se joindre aux autres.
Je suis mort. J’ai été abattu comme un traître sur cette route grise et droite.
Je me rappelle bien comment je suis mort. Je suis en voiture. Je roule et je roule. La route express vers le nord est défoncée par endroits. J’évite un cratère de justesse. Une roquette, sûrement. La radio n’a pas parlé de combats par ici. La radio ne parle pas de ce genre de choses. Je chantonne.
Les deux voitures devant moi ralentissent, je vois leurs feux stop rougir. Je devine quelque chose sur la route, mais trop loin encore pour que je distingue ce que c’est. Je me rapproche vite, même si je lève le pied. C’est un barrage. Les deux voitures arrêtées sont entourées par des hommes armés. L’un d’eux fait de grands gestes avec son fusil dans ma direction, je pile. Les uniformes que portent les hommes du barrage ne sont pas réglementaires. Leurs vestes et leurs pantalons ne correspondent pas. Ils ont des baskets aux pieds et les cheveux longs. L’un d’eux a une queue-de-cheval, à la mode chez les jeunes Occidentaux. Un autre arbore une barbe fournie et des cheveux bouclés qui descendent dans sa nuque. Ce ne sont pas des soldats, ce sont des rebelles.
Je suis soulagé. Je préfère un check-point de la résistance à un barrage de l’armée du président. Un des hommes s’approche de ma voiture. J’ouvre la vitre. Il me dévisage. Il me demande mes papiers, je lui tends ma carte d’identité. Je sens le soulagement me quitter, il reflue, il va se nicher tout au fond de mon estomac et commence à former une boule d’angoisse. Le type ne sourit pas. Il me fait signe avec son revolver : « Descends. » J’obéis. Je coupe le moteur et sors de la voiture. Il appelle un autre homme, me désigne d’un signe de tête. Ils me poussent vers une baraque en tôle à moitié brûlée sur le bas-côté. Ça devait être un abri pour des vendeurs à la sauvette de boissons et de fruits, il y en a tout le long des routes express du pays. Nous passons derrière. L’homme qui me suit sort son revolver et tire. Le monde explose sous le bruit de la détonation.

DEUX
Ma vie est morte bien avant moi.
Mon enfance était belle. J’habitais la même impasse qu’Ania. Ania était déjà plus importante pour moi que les jeux de cerceaux et les ballons tirés dans la poussière. Pour sortir de chez elle, pour rentrer chez elle, elle devait passer devant ma fenêtre. Elle était jolie dans son uniforme d’écolière, sa jupe au-dessous du genou, sa chemise blanche et sa veste grise. Elle secouait ses tresses aux rubans verts et blancs quand je prenais son cartable trop lourd pour elle. Elle me disait : « On voit que le printemps arrive, il y a des fleurs aux arbres et tu n’as plus peur de marcher dans les flaques d’eau, que tu es valeureux, dis-moi ! » Elle avait, quoi ? neuf ans, dix ans, et moi un peu moins. J’aimais presque autant qu’elle les gâteaux à la fleur d’oranger que sa mère nous servait au retour de l’école.
L’hiver, les ornières dans le sol se remplissaient d’eau et de boue, l’été d’un sable décoloré. Les feuilles des arbres n’étaient jamais vraiment vertes, toujours un peu grises. Le bruit de la ville parvenait à nos fenêtres, étouffé et doux. À l’adolescence, vivre ainsi à l’écart du vacarme de la ville me pesait. Je l’aurais bien fait sauter, notre impasse. Mais le doux bruit des talons d’Ania sur le sol et le léger balancement de ses hanches d’un bout à l’autre de la rue la rendaient unique.
J’ai pourtant quitté notre impasse sans regret, du moins je l’ai pensé à l’époque. Lorsque je me suis marié avec Ania, nous avons emménagé dans un autre quartier, dans un appartement rien qu’à nous. Les fenêtres donnaient sur une belle avenue sans ornière, aux hauts arbres couverts de feuilles plus vertes que dans l’impasse. On voyait la montagne en se penchant un peu sur le balcon. Il y avait même un petit jardin au pied de notre immeuble. Je trouvais que ce serait bien pour les enfants, sans le dire encore à Ania.
Mes parents aussi ont quitté la rue. Ils sont devenus vieux, ils ont pris leur retraite, sont retournés au village et ont fini tranquillement leur vie entre leur potager et leur champ d’amandiers. Je ne suis pas allé sur leur tombe depuis longtemps. Je n’aime pas déranger les morts. Et puis ça n’aurait pas été prudent.

TROIS
Après, bien après, notre pays s’est abîmé dans les flots de sang.
Je me souviens des premiers suppliciés. Je me souviens du matin où ils sont arrivés. Ils étaient quatre. Il faisait beau, la pluie de la nuit avait lavé le ciel et les rues. Elle m’avait mis d’humeur joyeuse et légère, je n’avais pas envie d’aller travailler, je voulais continuer à regarder Ania courir après les enfants, les presser pour avaler le petit déjeuner, leur répéter qu’ils étaient en retard. Elle avait oublié sur la table du salon leurs gâteaux et leurs berlingots de lait pour la récréation. J’ai descendu les escaliers quatre à quatre, l’ai rattrapée avant que la voiture ne tourne au coin de la rue, puis je suis resté un moment sur le seuil de l’immeuble pour profiter des bouffées de printemps. La rue sentait bon. Le petit jardin au pied de notre immeuble était propre, prêt à accueillir les gamins, ses balançoires et son toboggan fraîchement brossés par le concierge. J’avais hâte de retrouver ces fins de journées printanières, d’observer depuis notre fenêtre Ania qui surveillait distraitement Najma et Jamil. Mes étoiles. Je regardais Najma et Jamil grandir depuis déjà huit et cinq ans. Ils me ravissaient chaque jour davantage. Ania aussi me ravissait davantage de jour en nuit. J’ai eu du mal à quitter la douceur de notre appartement. Mais mon supérieur ne transigeait pas avec les horaires, ni avec le reste d’ailleurs. « Le service de l’État ne supporte pas l’imperfection » était sa phrase préférée. Il m’avait prévenu dès mon premier jour de travail, la moustache frémissante : dans son service, pas d’à peu près, les horaires devaient être strictement respectés. J’ai lavé les bols des enfants et ma tasse de café. J’ai mis mon Canon dans ma sacoche, ajouté deux gâteaux secs à la fleur d’oranger confectionnés par la mère d’Ania, et je suis parti pour une journée de travail aussi banale qu’une autre.
La sentinelle à l’entrée de l’hôpital m’a salué comme tous les matins, sans chaleur. Les jeunes gens qui occupent ce poste ne m’aiment pas beaucoup, en général. Ils n’ont qu’une vague idée de mon métier, mais les ouï-dire leur suffisent. Je sens bien qu’ils hésitent tous entre dégoût et circonspection. Celui-là ne faisait pas exception. Il ne faisait exception en rien, d’ailleurs. Dix-huit ou dix-neuf ans, une veste kaki trop légère pour la saison, des chaussures impeccablement cirées, une kalachnikov aussi raide que la justice et une colonne vertébrale plus ou moins souple selon son interlocuteur. Avec moi, il ne savait pas trop comment la tenir. Je n’entrais pas dans la catégorie des pékins, mais ma profession ne me valait ni prestige ni honneur. À vrai dire, je m’en foutais, ce matin-là encore plus que les autres. Il faisait beau. C’était le printemps. J’étais heureux.
Les quatre étaient là quand je suis arrivé au bureau. Ils avaient dû être amenés juste avant l’aube. Parmi le personnel de jour, nul ne les avait vu arriver, je me suis renseigné plus tard, l’air de rien. Ils avaient en tout cas chamboulé le service. Moustache frémissante, mon supérieur, avait quitté son bureau et se tenait debout au milieu du service, une lettre officielle entre les doigts. Face à lui, son adjoint Salim tirait sur sa cigarette en apnée, son mauvais œil, le droit, tressautait sous sa paupière morte. Il m’avait raconté un soir qu’il avait pris un coup de poing vicieux alors qu’il essayait de protéger sa cousine d’une bande de voyous sur la promenade de la rivière. Les médecins n’avaient pas réussi à sauver l’œil, ni la paupière, il avait eu au moins la satisfaction de mettre en fuite les agresseurs et de sauver l’honneur de sa parente. Il déclamait son récit aussi fort que s’il s’agissait d’une épopée, tantôt sombre, tantôt facétieux, avec des phrases grandiloquentes. Nous fêtions le départ en retraite d’un collègue et avions tous abusé de l’arak qu’il avait apporté de son village. La vantardise de Salim traversait mon esprit embrouillé et je me retenais de rire. Je soupçonnais chez lui de longue date une susceptibilité à la hauteur de sa lâcheté. Je connaissais aussi sa capacité de nuisance. Mieux valait ne pas prêter le flanc au soupçon d’ironie ni laisser traîner le moindre sourcil dubitatif. Même si l’arak affaiblissait son acuité. J’avais donc fait semblant de le croire et m’étais exclamé comme il fallait. Depuis, il m’invitait de temps à autre à boire un verre dans un bar faussement branché tenu par un de ses amis, dans un quartier résidentiel à un jet de pierre de la vieille ville. Il épanchait sa soif et son manque de reconnaissance en me débitant ses conquêtes féminines, se lamentait sur son sort d’homme marié à une matrone frigide, m’assommait de ses certitudes footballistiques, le tout arrosé d’odes au président chantées à voix trop haute. Les deux premières fois, une Ania glaciale m’avait accueilli à mon retour. Elle avait inspecté mes vêtement
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Je ne parle pas des morts à Ania. Je les ramène pourtant à la maison, soir après soir. Au début, j'ai essayé de les semer. J'ai pris des chemins détournés pour rentrer. Mais ils m'ont suivi. Les morts sont des gens têtus. Ils m'accompagnent dans l'escalier de l’immeuble, rentrent dans l'appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision. Ils font les gros yeux quand Najma ou Jamil chantonnent leurs nouvelles comptines à la gloire du président.
Les morts sont des gens discrets. Pendant longtemps, ni Ania ni les enfants ne se sont rendu compte de leur présence. p. 73
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Je fais taire Najma et Jamil, je les rends muets et sourds, je ne leur apprends pas les mots que le président n'aime pas. Ces mots-là, je les garde pour moi, je les ai enfermés dans ma tête, je leur ai interdit ma langue, ils se cognent contre les parois de mon cerveau, ils n'ont pas le droit de sortir, ils crient à l'intérieur. Pourtant, ces mots-là sont chantés sur les places des villes et des villages.
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Le président a le visage masqué par des lunettes de soleil d’aviateur, les lèvres serrées, le cou démesurément long, le menton levé. Il ne protège pas la ville. Il la mate.
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On ne parle pas des services secrets. Ce n'est pas prudent. Votre interlocuteur peut en être, des moukhabarat, et de la pire branche. Il peut boire avec vous, manger avec vous, jouer au trictrac avec vous et, le jour où il l'a décidé, vous faire enfermer là d'où on ne sort jamais.
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Ils savent tout. Ce que nous avons planifié, Ce que nous faisons. Le plus petit changement apporte le soupçon. Le soupçon le plus infime mène aux caves et aux bourreaux .
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J'ai pleuré sur ce que le président a dévoré, de son appétit d'ogre, sans rien laisser de nos vies que la peur, les armes et la folie.
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Gwenaëlle Lenoir
Les morts sont des gens têtus. Ils m’accompagnent dans l’escalier de l’immeuble, rentrent dans l’appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision
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