Simone ne rit plus dans son rêve, elle s’alarme de ne pas se voir parmi les joueurs, ni sur le cheval en bois ni dans le camion de pompiers, elle n’est nulle part pourtant elle entend « Le pompon ! Le pompon ! » si fort à ses oreilles, elle sent bien qu’elle est là parmi eux, d’ailleurs elle a la tête qui tourne et les épaules secouées par les basses saturées, où peut-elle être sur ce manège ? Il n’est pas si grand...
Croyez-moi, on n’est pas insensible, je ne juge pas, je suis femme et mère comme vous et j’imagine à quel point il est difficile, depuis toutes ces années... Je veux dire, seule, dans les conditions qui sont les vôtres... Élever une enfant. Encore une fois, ne serait-ce qu’à travers la rédaction de Simone, on sent à quel point vous avez su...
Tzzz, tzzz, tzzz. Trois appels en absence. Bip du message laissé sur répondeur. Texto derrière. Mine excédée en face. Dona ne tient pas en place. Elle crève d’envie de savoir si c’est bon pour ce soir oui ou merde.
— Très bien, vous ne me facilitez pas la tâche, j’irai donc droit au but. Nous sommes inquiets, et par « nous » j’entends l’ensemble des responsables de l’établissement. Nous nous faisons du souci pour Simone. Par-delà les qualités d’écriture dont je vous ai fait part, dans son devoir, notre élève, votre fille, décrit un quotidien absolument effarant.
Certains mots retiennent son attention, galets ricochant sur la surface du lac – sa voix est le lac. Elle est à deux doigts de péter les plombs. Elle a entendu plusieurs fois « Simone », et aussi « alcool », « drogues », « adultes immatures irresponsables », « absence de cadre », « promiscuité », « manque d’hygiène ». « Déni ». Delphine a entendu ce qu’elle a en partie rédigé même si elle regarde plus qu’elle n’écoute son coéquipier exposer leurs conclusions au directeur de l’Aide sociale à l’enfance. « Placement », « cure », « foyer », « rattrapage scolaire », « examen et suivi physiques et psychologiques ».
Par la suite il va retrouver un peu d’autonomie en rééducation, ça se fait par paliers, et à un moment c’est la révolte : la colère, le sentiment d’injustice le rendront agressif. Sa femme aura alors besoin de soutien. Ensuite certains patients ont recours à une sorte de marchandage, c’est irrationnel mais ça arrive souvent : rends-moi mes jambes et j’arrête de fumer, dis-moi que je vais marcher et je fais une croix sur la moto. On cherche à diminuer l’addition, si vous voulez. Il faut tenir. Puis il y a la tristesse avec, selon les gens, des humeurs dépressives, voire suicidaires.
À peine adolescente, Geneviève avait repris le flambeau – la femme, la beauté, le point de mire – dans la demeure peuplée de mâles – le père, les frères, les chiens. Elle enfouit son poing dans sa bouche pour étouffer le cri. Il fait pâle figure, le gibier d’aujourd’hui. Qui aurait envie de traquer une proie si chétive ? Qui lutterait pour l’avoir ? Elle se mord au sang, sans se quitter des yeux. À la première larme elle se trouve mieux.
Dona disait des trucs sur elles deux. Comme quoi Geneviève était tombée amoureuse et ce n’était pas facile de lui résister, même quand elle partait en vrille. Qu’elle serait bientôt vieille, Henri plus vraiment un mari, et puis si belle... Que c’était normal qu’elle lui fasse des petits cadeaux, quand elle venait nous voir au 8. Je ne comprenais pas trop, enfin si en fait, je ne vais pas vous mentir, mais bon.
Parce que ses trente-six ans en paraissent dix, quinze de plus. Parce que ses négligences n’ont plus rien d’évanescent. Parce que la fraîcheur a déserté un matin et qu’aucun artifice ne pallie le manque. Parce qu’elle est belle comme une fin de fête – à tomber, à faire peur, à larguer, belle à fuir – et qu’on ne peut s’empêcher, la regardant, de se poser mille questions qui commencent toutes par « Et si ».
Sans alcool elle flotte. Dès qu’elle boit, le brouillard se dissipe et l’acuité revient ; de la perception, des sens. L’alcool la leste. Il rectifie les gestes et la parole. Elle l’aime fort et transparent. Gin, tequila, rhum blanc. Vodka. Le liquide descend, chauffe et remplit le vide, il la dessine de l’intérieur, comble les pointillés, trace, délimite, clarifie sa présence dans l’espace et au monde.
Ce qu’elle voit dans la glace n’a rien à voir avec ce que voient les autres. L’infirmière du collège lui a expliqué, encore et encore, pendant ses crises d’angoisse – au cours des plus violentes, elle allait jusqu’à vomir de dégoût d’elle. Une vision déformée de soi, elle a oublié le terme médical imprononçable mais retenu l’idée. Donc elle s’en fout, de ce reflet.
Ma mère était une grande mélancolique que rien ni personne n’est parvenu à soigner. La dépression l’a tuée lentement. Les derniers mois, chaque soir seule à son chevet, je l’observais bleuir. Mon père, qui n’était tendre qu’avec ses chiens de chasse, nous a élevés mes trois frères et moi comme ses bassets, sans réussir à nous inculquer l’esprit de meute.