Les nouveautés Futuro de mars 2023
– Qu'est-ce qui a pu pousser un roi à tout abandonner pour l'incertitude de la mer ?
– Le désir de connaître les vices et les vertus des hommes.
J’étais une jeune fille comme toi quand j’ai commencé mon ouvrage, et j’étais désormais devenue une femme le jour où son navire rentra au port d’Ithaque. Mais à peine le revis-je que les rares bons souvenirs de lui furent anéantis par d’autres évocations et d’autres souvenirs. Je me suis brusquement rendu compte qu’il n’était pas le héros qui avait longtemps peuplé mes rêveries. Ce héros n’avait jamais existé. Je me suis rappelé comme il tenta, en lâche, de se soustraire à la guerre en feignant la folie. Et ces ragots sur une courtisane dénommée Circé à qui il recourait, disait la rumeur, pour assouvir ses plaisirs et ses intérêts. J’ai repensé à ce berger venu ici réclamer vengeance, se plaignant d’avoir été estropié et volé. Et aux vices, aux tromperies, aux mensonges, et aux mille noms qu’il employait pour bafouer les dieux et son prochain. Les yeux d’une femme voient ce qu’une jeune fille ne parvient pas à imaginer. Et c’est ainsi que l’amour qui avait rempli mon attente disparut comme par enchantement.
La première fois que j’ai vu les dessins d’Andrea Serio, j’ai pensé sur le champ qu’ils seraient parfaits pour conter une histoire se déroulant dans le bassin de la Méditerranée et reflétant les mythes et valeurs les plus authentiques de notre culture. Parmi les valeurs que j’avais envie d’explorer, il y avait celles liées au féminin, c’est-à-dire se rapportant à ce très ancien substrat culturel qui, d’après certains anthropologues, a caractérisé les premières sociétés matriarcales. Le terme Féminin ne recouvre pas une prérogative exclusive de la femme, mais un mode d’être, une qualité de l’âme qui peut aussi appartenir à l’homme. L’historien et sociologue suisse Jakob Bachofen (1815-1887) a réalisé une impressionnante étude sur le matriarcat, dans laquelle il identifie comme attributs du féminin l’imagination, la sensualité, l’exécration de la guerre, l’acceptation du différent et de l’étranger, l’ouverture envers les nouvelles cultures, la capacité à s’abandonner aux sens, ce qui a trait au rire et à la jouissance. Avec mon histoire, je voulais opposer ce monde et ses valeurs à l’idée de la vie et des rapports interpersonnels qui caractérisent, au contraire, la société patriarcale qui a prévalue sur le matriarcat qui l’avait précédé sans pour autant le supprimer. – Bepi Vigna
Après cette nuit-là, pour Nausicaa, les heures du jour deviennent un tourment. Elle abhorre le soleil qui parcourt le ciel. Elle abhorre la lumière qui l’oblige à cacher ses sentiments. Elle supporte désormais douloureusement de partager avec les autres la présence d’Ulysse. Elle est devenue jalouse de la fascination que provoquent ses récits comme sin en les narrant, il lui déniait le plaisir exclusif de l’écouter. Nausicaa écoute mais sans intérêt. Elle attend le coucher du soleil et le moment où Ulysse la rejoindra dans sa chambre. Elle convoite seulement les heures sécrètes où elle sera encore à lui.
Qu’avez-vous, marins ? Vous me regardez comme si vous n’aviez jamais vu de femme auparavant ! Je sais bien que le feu vous brûle de l’intérieur. Mais j’ai pour habitude de choisir avec qui je partage mon plaisir. Vos regards lubriques me rappellent ceux des porcs qui s’attroupent autour d’une truie. Viens à moi Ulysse. Tu peux te sauver, mais seulement si tu démontres que tu sais être un homme. Mes nuits sont froides et je me sens seule… Si seule.
Quelqu'un m'a dit un jour qu'on a tous deux vies... Celle qu'on considère réelle...
...Et celle qui appartient au monde des rêves...
...celle qu'on voudrait vraiment vivre.
En fin de compte, c'est peut-être cette dernière la plus authentique.
Une fois de plus, quelque chose en ce récit a troublé l’âme de Nausicaa. Mais elle ne sait en analyser la raison. Ce n’est que plus tard qu’elle comprend. Cette nuit-là, tandis qu’Ulysse la fait sienne et qu’elle se sent envahie de bonheur et d’espoir, elle se rappelle ce qui est arrivé à son homme et à ses marins. Elle repense à leur joie quand ils aperçurent l’île inconnue, et au désespoir qui s’empara d’eux quand ils comprirent que ce n’était pas un lieu de salut, mais d’expiation.
Ne te laisse pas leurrer par les rêves, parce que les rêves ne sont pas la vie.
Ma terre est un jardin de fleurs, suspendu sur la mer, où jamais le soleil ne cesse de resplendir. Tournée vers le midi s’ouvre une crique abritée de tous les autres vents qui offre un port sûr à tous les bateaux. Et il y a une forteresse au sommet d’une colline. Un palais aux murs épais qui surplombe l’horizon, décourageant tout ennemi. J’étais le roi de cette île enchantée. J’avais une cour fidèle dont j’étais honoré, et une reine qui m’aimait et prenait soin des besoins de mon corps et de mon esprit.
Là où a failli la force peuvent prévaloir l’astuce et la tromperie.