Je veux être au service des autres, oui, encore.
Mais j'aimerais que ces autres ne soient plus cachés derrière leur poste de radio, qu'ils soient là, en face de moi. Je verrais leurs yeux, leurs oreilles.
Ils ne pourraient pas tourner le bouton quand ce que je leur dirais ne les intéresserait plus. Ils baisseraient peut-être les yeux, les oreilles, mais je le saurais, je le verrais. Alors je me reprendrais.
Je crois que je suis vraiment devenue enseignante le jour où j'ai accepté de ne pas être capable de tout faire, en tout cas pas tout de suite. Je crois que j'ai failli quitter ce métier à chaque fois que je me suis rendu compte que je ne pourrai pas les aider tous, en tout cas pas comme il faut.
Je vois, oui, très bien. J'ai même envie de pleurer tellement je vois. Amina regarde Yacine. Tout le monde regarde Yacine. Quand il s'en aperçoit, quand il entend que je le félicite, que je le remercie, il est fier, mon petit bonhomme de travers, et il a de quoi.
11 h 45. Je ramène la plupart des enfants au portail. Rares sont ceux qui mangent à la cantine, en ce jour de rentrée. La maman de Kahina est aux premières loges, inquiète. Persuadée, de toute façon, que ça s'est mal passé.
MAIS ON NE GAGNE PAS à tous les coups. Loin de là. Souvent, même, on se ramasse complètement. On essaie, c'est l'essentiel, finalement. Il faut juste savoir se le dire, et y croire.
Le pire, finalement, ce n'est pas l'échec. C'est l'espoir que met l'enfant en vous à ce moment-là. Cet espoir que l'on n'a pas réussi à faire vivre. Cette promesse qu'on lui a faite, et qu'on n'a pas tenue. Ca reste, ça marque, et ça bouffe, à l'intérieur.
Je déteste la rentrée des classes. Mais je crois que je déteste encore plus le début des grandes vacances. Ces quelques jours, juste après le départ des enfants, où il n'y a plus de bruit dans les couloirs. Ces matins où je traverse cette cour si vide, si calme, si triste, pour monter dans ma clinique sans patients, sans âme. Ces moments passés à ranger, trier, classer sans avoir à dire à Habib de se rasseoir, ou à Fouad d'attendre un peu, que je vais venir lui donner du travail. Ces copies égarées, retrouvées au hasard d'un tiroir ou d'un placard.
Les échecs dans ce métier, il faut apprendre à les encaisser et apprendre vite. Parce qu'ils sont quotidiens, hebdomadaires, trimestriels, annuels. Il faut apprendre à les encaisser et aussi parfois, à les relativiser. Apprendre à se dire : "Non, tu n'es pas M. Keating dans Le Cercle des poètes disparus ; tu ne pourras pas tous les sauver, tous les aider là tout de suite, toute seule." Se le dire, et le garder en tête, tout le temps. Accepter que les toutes petites choses que l'on a installées, ajoutées les unes aux autres, donneront quelque chose, un jour.
Pour Kamel, être français, ce n'est pas porter un prénom français. Mieux s'intégrer, ce n'est pas se déguiser, se cacher, mettre un masque, se faire oublier. Il n'a rien à prouver, Kamel, rien à revendiquer on plus. Il est français, c'est un fait. ses enfants le sont aussi. Ce que les autres en disent, ça ne compte pas. Les autres, il s'en moque, il n'en a pas besoin. Il ne leur parle pas, ne les fréquente pas. Il est seul. Lui et sa famille, c'est tout.
Quand on est mère, l'angoisse, c'est comme l'amour pour ses enfants, ça ne se divise pas, ça se multiplie.