Alessandro Piperno - Là où l'histoire se termine
Les choses graves, de par leur nature même, doivent être traitées avec tact et circonspection, elles ne doivent pas devenir le sujet de la énième bonne blague à partager avec ses amis et à déballer impunément devant des étrangers pour l’unique raison qu’aucune discrétion ne sera jamais aussi passionnante qu’une confession cocasse.
Pour leur lune de miel ils avaient fait le tour de la Scandinavie, où ils étaient arrivés en voiture. Rachel se rappelait ces heures avec emotion. Elle venait d'avoir vingt-cinq ans, c’était la premiere fois qu'elle mettait les pieds hors d'Italie. Et le faire accompagnée d'un mari de vingt-neuf ans dont elle était amoureuse, que toutes les femmes remarquaient pour sa stature imposante, sa beauté méditerranéenne et son coté professeur distrait... disons-le, ca faisait soudain ressembler la vie de cette jeune femme aux charmantes comédies avec Cary Grant dont elle raffolait. Elle avait enfin droit à un peu de romantisme elle aussi. C’était son tour. Il y avait eu des moments, au cours de ce voyage de noces, où elle s’était sentie comme sa chère Maria Calas, dont elle ne se lassait pas de suivre les vicissitudes dans les magazines féminins. Leo était tellement à l'aise dans le rôle inconscient d'Aristote Onassis - en moins riche, certes, mais mille fois plus maigre -, que, fidèle à un exhibitionnisme mégalomane de famille, il avait organisé les choses en sorte que tout soit digne du conte de fées; de la splendeur décrépite des hotels aux places réservées à l'opéra de Stockholm, de la mini-croisière dans les fjords à la robe du soir qu'elle avait trouvée sur la bergère Second Empire dans leur suite au Grand Hotel d'Oslo. Quelle merveille !
Ce qui est troublant chez des hommes comme lui, c'est que le triomphalisme avec lequel ils parlent de leur talent pour les affaires semble avoir contaminé tout ce qu'ils pensent sur quelque sujet que ce soit. Ils considèrent que le fait d'avoir si brillamment réussi dans leur métier les autorise à se prononcer sur le savoir humain tout entier. (...)
Il voulait simplement vous expliquer comment étaient les choses.
Il voulait que vous vous rendiez compte que quoi que vous puissiez penser sur un sujet, il en savait plus long que vous.
Elle avait emporté le 45 tours et avait pris possession du tourne-disque mis à leur disposition par le propriétaire. Et elle repassait continuellement cette chanson sur la platine depuis trois jours. Rien que celle-là. A très brefs intervalles. Constamment. Obstinément. Leo était expert de ce genre de compulsion infantile : Filippo, quand il s'entichait d'une chanson, la réécoutait jusqu'à la nausée. Toutefois l'obsession de Camilla était exclusive. Il s'agissait de cette damnée chanson (à présent entrée dans les annales) ou un George Michael imberbe - doté alors d'une coupe de cheveux digne d'un coiffeur de Rodeo Drive - n'en finissait pas de regretter je ne sais quel Noel d'autrefois.
Telle était la bande-son qui rythmait ce qui avaient été les bons moments de Leo dans la salle de bains. De la musiquette de pédés ! S'il y avait une chose sur laquelle Leo ne transigeait pas, c’était le mauvais gout musical. Autant dire qu'elle faisait tout pour le mettre en colère et se rendre pénible.
Son histoire (Nanni) était captivante, mais elle avait le mérite de ne pas virer au fantastique et de revenir toujours dans les limites de l’inépuisable machine narrative qu’est le capitalisme du XXe siècle. Une de ces histoires capables de transformer un morveux mordu d’ordinateur en homme le plus riche de la planète, ou un jeune juif russe ayant fui le stalinisme en producteur de cinéma le plus important d’Hollywood. P 176
Les années de la prime jeunesse, celles où l'aspect physique fait tout. Où le monde, à ses premières lueurs, semble encore divisé entre dieux et parias. Où les hiérarchies sociales se décident davantage sur la douceur de deux yeux et la délicatesse de pommettes hautes que sur un quelconque critère moral ou la valeur intellectuelle. L'âge où votre apparence dit sur vous tout ce que les autres veulent savoir.
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Le Grand siècle de Bepy
Plusieurs heures après avoir encaissé le diagnostic de tumeur à la vessie, Bepy sentit qu’il n’avait aucune échappatoire lorsqu’il sélectionna parmi le nombre infini de questions glaçantes : Est-ce que je pourrai encore baiser ou est-ce que c’est foutu ? Quoiqu’un tel dilemme puisse apparaître comme une inversion pathologique des priorités, le spectre de sa virilité compromise se révéla pour lui, dans cette situation extrême, plus effrayant que l’horreur du néant : sans doute parce que, dans son imaginaire, impuissance et mort coïncidaient, même si la seconde était préférable à la première, ne serait-ce que par le réconfort de l’absence éternelle... Ou alors le saut dans l’obscurité qui avait conduit cet homme prospère à la faillite avait été trop foudroyant pour ne pas entamer l’intégralité de ses émotions. Mais pourquoi empêcher le funambule du sexe adultère – partisan de la déportation des homosexuels de la moitié du monde dans une île « pour eux tout seuls » de s’exprimer pleinement ? Pour la dernière fois, sa bite mûre et hypercompétitive était prête à briller de l’éclat d’une ancienne flamme : Giorgia Di Porto, modiste, et maîtresse semi- clandestine au temps des vaches grasses, allait déchirer l’obscurité des dernières années de Bepy Sonnino. Tout était tombé à l’eau entre eux le jour où Ada,épouse lunaire de Bepy, à la peau couleur dragée, avait trouvé la modiste de dix-sept ans – aussi espiègle et hau-taine que la Catherine Spaak du Fanfaron – en train d’uriner sur les moustaches de son conjoint, qui buvait l’ammoniaque dorée avec la gloutonnerie d’un bébé. Le reste est inévitable coup de théâtre : le cri d’horreur d’Ada, l’ordre de renvoyer la petite pute, et l’achat compensatoire d’un collier de corail de Buccellati qui avait consacré la fin de cette relation dissolue.
(incipit)
Mais lui aussi avait un point faible.
Rita, sa femme. Que Flavio aimait plus que les mathématiques et que ces idées politiques empreintes d'un pragmatisme de façade et velléitaires dans leur contenu. Une femme grande, aux cheveux frisés, anguleuse, toujours au bord de la crise de nerfs, dont la maigreur cruelle était en totale contradiction avec une gourmandise vorace. Les cigarettes fines qu'elle avait tout le temps entre les mains étaient esthétiquement assorties à ses doigts osseux et pointus. Certaines fois, en la regardant à contre-jour, on aurait dit un squelette fumant. D'autres fois, sous une lumière trop jaune, elle pouvait ressembler à une tenancière de bordel de Toulouse-Lautrec.
Les nazis voulaient me tuer pour des raisons que je ne connais toujours pas. Je m’en suis tiré. Ne me demandez ni comment, ni pourquoi. Je ne suis pas un type qui a des réponses toutes prêtes. Je crierai mon bonheur. Je sanctifierai ma bonne foi. Je gratifierai matériellement ma progéniture. Ensuite, ce sera son tour. P 31
« Mais bien que tout s’oppose à cette union ,elle avait une raison de prendre cette décision : combien de fois dans la vie les DÉSIRS coïncident - ils avec les POSSIBILITÉS ? .
Elle avait associé intentionnellement les deux mots , sachant que dans le vocabulaire usuel de son père il n’y avait place ni pour l’un ni pour l’autre , et que le plan sur lequel il fallait le défier était celui de la provocation idéologique ……. »