Avec Alain SUPIOT, juriste et professeur émérite au Collège de France
A l'issue de chacune des deux guerres mondiales, les nations s'étaient accordées pour affirmer « qu'une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale ». Toute société reposant sur une certaine répartition du travail et de ses fruits, l'injustice de cette répartition, si elle excède certaines bornes, engendre nécessairement la violence. Mais il est plus facile de s'accorder sur ce qui est injuste que sur ce qui est juste. La division du travail, à une époque et dans une société donnée, dépend de multiples facteurs géographiques, technologiques, politiques, culturels et religieux, en sorte que la justice au travail n'est pas une donnée a priori, mais l'horizon de luttes et de controverses toujours recommencées. Au XXème siècle, le périmètre de la justice sociale avait été limité à la question de la sécurité et des revenus du travail. Aujourd'hui la révolution numérique et les périls écologiques devraient conduire à l'étendre au travail lui-même, en vue de procurer à tous les êtres humains « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ».
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"Ce mirage d’une justice spontanée, que l’expérience des atrocités de la Seconde Guerre avait dissipé, est réapparu depuis quarante ans avec la globalisation néolibérale."
Tout cela, on s'en aperçoit, traduit une perte complète du sens de la communauté temporelle qui relie entre elles les générations ; le bien de chaque génération, le bonheur qu'elle peut attendre, est affaire purement locale et contingente, elle n'a rien à attendre ni des générations passées, ni des générations futures ; à l'inverse, elle n'est tenue d'aucun devoir à leur égard. Dans ce contexte, le risque est grand que chaque génération adopte pour sa part, et cette fois au plan temporel, le comportement irresponsable que décrit Garrett Hardin dans la «tragédie des communs» : affranchie des liens de solidarité historique, chacune aura sans doute la tentation de maximiser son avantage sans trop de soucis du lendemain, voire en reportant sur les générations suivantes le poids des risques, des emprunts, des pollutions et la raréfaction des ressources.
De même, il est aussi absurde de croire le futur inéluctable que le passé révolu et d'opposer l'un à l'autre, car toujours le futur de l'homme se construit avec l'héritage du passé, ce que Simone Weil appelle des «gouttes du passé vivant» :
"Dans cette situation presque désespérée, on ne peut trouver ici-bas de secours que dans les îlots de passé demeurés vivants sur la surface de la terre. [...]Ce sont les gouttes de passé vivant qui son à préserver jalousement, partout, à Paris ou à Tahiti indistinctement, car il n'y en a pas trop sur le globe entier. Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu'à l'avenir. C'est une illusion dangereuse de croire qu'il y ait même là une possibilité. L'opposition entre l'avenir et le passé est absurde. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui pour le construire devons tout donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d'autre vie, d'autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé." (*)
Ainsi envisagé, le problème de notre temps n'est donc pas d'avoir à choisir entre globalisation et repliement national, mais de bâtir un ordre juridique mondial solidaire, respectueux de la diversité des peuples et des cultures. Cette perspective tierce, la langue française nous offre un mot pour la nommer, avec la distinction qu'elle autorise entre globalisation et mondialisation. Mondialiser au sens premier de ce mot (où «monde» s'oppose à «immonde» comme «cosmos» s'oppose à «chaos»), consiste à rendre humainement viable un univers physique : à faire de notre planète un lieu habitable. Autrement dit, mondialiser consiste à maîtriser les différentes dimensions écologiques, sociales et culturelles du processus de globalisation. Et cette maîtrise requiert en toute hypothèse des dispositifs de solidarité, qui articulent la solidarité nationale aux solidarités locales ou internationales.
* [Extrait de «L’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain», Simone Weil, 1943]
Ceci est évidemment l'opposé de ce que Simone Weil a expérimenté de la réalité du travail en usine, marquée par «une pensée rétractée», où chacun est polarisé par un rapport faussé à l'instant présent, où il faut accomplir mécaniquement des tâches tout en gardant l'esprit prêt à affronter l'imprévu, la panne qui rompt la cadence, etc. Il s'agit bien de chercher les conditions d'une ouverture à un horizon plus vaste, à un sens, par un détachement à l'égard de l'enfermement de la pensée sur elle-même : «toute action humaine exige un mobile qui fournisse l'énergie nécessaire pour l'accomplir, et elle elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas [...]. Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d'autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d'accumuler des sous, et [...] le goût des records de vitesse [...]. Il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris.»*
*extrait de "La Condition ouvrière".
La seule règle commune à tous les peuples de la Terre serait l'obligation où ils se trouvent de rejoindre et si possible de surpasser les performances normatives des autres dans un mouvement sans fin de "benchmarking". Grâce à ce processus de révolution permanente, nous serions en marche vers une convergence de l'humanité, appelée à partager les mêmes références juridiques et culturelles, dans une langue qui tendrait elle-même à l'uniformité.
La globalisation porte donc à son point extrême la dynamique du capitalisme, en privant la vie humaine de toute garantie de sécurité et de stabilité.
Faute de lien vivant entre passé et avenir, toute référence à la tradition est condamnée à apparaître comme crispation idéologique, voire fondamentalisme régressif, tandis que la formulation des projets pour le lendemain ne se donne plus que sous la forme dépréciée de l'utopie.
La masse des moins fortunés se révoltait contre l’accaparement des richesses par un tout petit nombre, qui les réduisait en esclavage pour dettes ou les forçait à l’exil.
Le mot "pauvre", dans diverses langues africaines, ne désigne pas ce que la banque mondiale entend par là (un revenu inférieur à deux dollars par jour) : est pauvre "celui qui a peu de gens", qui ne peut compter que sur la solidarité d'autrui. De ce point de vue, nos sociétés riches sont pleines de pauvres, d'une pauvreté que nul ne songe à mesurer et que la sécurité sociale a pu paradoxalement contribuer à accroitre.
(page 166)
Les massacres déments de la première moitié du XXè siècle ont montré ce qu'il advient lorsque une paupérisation massive est imputée à des boucs émissaires, et nourrit la haine de l'autre: haine nationale ou raciale, haine de classe ou haine religieuse.
L'invention de l'Etat social n'a pas été l'affaire des seuls juristes, mais a beaucoup emprunté aux sciences sociales naissantes, dont on sait qu'elles étaient à même de donner une base solide à une juste organisation de la société.